En 2024, les scènes ont bouillonné, et malgré des coupes budgétaires coriaces, les festivals et les saisons ne nous ont pas déçu·e·s. Voici nos grands coups de cœur !
Vous me connaissez pas mal. Quand on se croise en salle, vous me dites : « Mais tu es tout le temps au théâtre ! » Oui, c’est vrai. À peu près 230 soirs par an, j’ai compté. Et là, il faut choisir, faire une liste pas trop longue de ce qui reste, sans réfléchir.
La première pièce qui me vient, c’est Leviathan de Lorraine de Sagazan, qui, au fil des mois, s’impose comme le spectacle qui m’a le plus marquée lors du dernier Festival d’Avignon. Son utilisation des décors façon Castellucci et sa vision de la pantomime comme axe contemporain pour dire l’injustice de la justice continuent de m’accompagner.
Très récemment, j’ai été subjuguée par les images de Ring of Katharsy d’Alice Laloy. Tout en gris, elle nous entraîne dans un plateau de jeu uchronique dément. Tout aussi folle était la déambulation Petites Joueuses de François Chaignaud dans les bas-fonds médiévaux du Louvre.
Autre choc : la poésie à deux canaux de voix et les milliers d’images performatives du portrait croisé de Gurshad Shaheman et Dany Boudreault au Kunstenfestivaldesarts. Sur tes traces, une leçon de ce que l’exil fait au corps et à la voix, m’a totalement convaincue.
Pas très loin de Bruxelles, juste de l’autre côté, à Lille, j’ai découvert Motus Mori MUSEUM, une installation chorégraphique de Katja Heitmann que j’ai vue au Next Festival. Elle y présentait une galerie de statues… sauf que les statues étaient vivantes, incarnant les gestes des disparu·e·s.
À part ça, mon nouveau chouchou se nomme Samir Kennedy. J’ai pu voir l’intégralité de son œuvre grâce à la Ménagerie de Verre, qui le soutient et le programme. Mi-danseur, mi-performeur, Samir Kennedy percute fort sur les questions de deuil et de solitude contemporaine, avec des images qui vous collent au cerveau très, très fort. (Un joker triste mange un burger décongelé au micro-ondes, tout seul à sa fenêtre, même pas vraie, et moi, je pleure.)
En 2024, j’ai appris que Laurène Marx, en plus d’être la plus grande poétesse et autrice de tous les temps, était également capable de mettre en scène d’autres qu’elle. On le sait, il faut la suivre de très près. Chez Laurène aussi, il y a de la mort, de la douleur et de la solitude, mais aussi pas mal de fantômes.
Tout comme chez Carolina Bianchi, dont Paris a enfin pu rattraper Cinderella. Sa dernière création, vue au Kunstenfestivaldesarts, We Do Not Comfortably Contemplate the Sexuality of Our Mothers, convoquait concrètement sur scène Chantal Akerman. Comment ça, elle est morte ? Et alors ? En quoi cela empêcherait-il quelqu’un de monter sur scène ?
Oui, je crois parfois aux résurrections, surtout si, comme chez Castellucci, elles sont spectaculaires. J’ai vu sa version de La Résurrection en 2022, mais je peux en parler car elle a été reprise très récemment au Festival d’Automne, à La Villette.
Mon spectacle préféré cette année a été le concert des musiciens de Saint-Julien, que j’ai eu la chance de découvrir une après-midi au théâtre de Jouy-le-Moutier. Sous la direction de François Lazarevich, cet ensemble baroque a transporté le public dans un voyage musical fascinant, dans le cadre du festival baroque de Pontoise. Grâce à Georg Philipp Telemann, j’ai exploré la musique populaire polonaise du 18ᵉ siècle, ce qu’il appelait avec émerveillement leur «véritable beauté barbare». Les musiciens de Saint-Julien ont magnifiquement transmis cette fascination, nous offrant un aperçu vibrant des danses traditionnelles polonaises, mais aussi moraves, slovaques et roumaines. Et quels instruments ! J’ai été enchanté par la magie de la frula (cette petite flûte des bergers serbes), du théorbe, du grand luth ou encore du cymbalum. Leur joie, leur énergie et leur enthousiasme étaient contagieux. Un moment de pur bonheur qui restera gravé dans ma mémoire.
L’exercice du best of permet chaque année de se souvenir des artistes qui nous ont émus, des spectacles qui nous ont éblouis ou interpellés, des initiatives qui font chaud au cœur. Côté festivals d’été, il y aura eu encore et toujours Vérone avec la Tosca incroyable d’Anna Netrebko, les redécouvertes d’Ermione et de L’equivoco stravagante à Pesaro ou un magnifique Trovatore à Munich. Vienne reste une maison de référence en matière d’opéra et les plaisirs sont venus du nouveau Don Carlo et des reprises de Manon et de Don Pasquale. Paris, de son côté, nous a offert, malgré une mise en scène décevante, une bien excitante Beatrice di Tenda. Côté artistes, comment ne pas distinguer Ludovic Tézier dans Simon Boccanegra, Anna Netrebko (encore elle !) dans un surprenant retour à La Bohème, Anna Pirozzi dans Le bal masqué et André Chénier, Sara Blanch dans Le comte Ory ou encore, tout dernièrement, Aleksandra Kurzak dans Fedora. Pour les heureuses initiatives, un grand merci à Mathieu Jouvin, le directeur de l’Opéra de Turin, pour avoir lié les Manon de Auber, Massenet et Puccini, et à celui de l’Opéra de Nice, Bertrand Rossi, pour avoir exhumé le Edgar de Puccini. Même si ce sont des reprises, je suis forcément toujours sous le choc des Dialogues des Carmélites au Théâtre des Champs-Élysées et de la Résurrection de Romeo Castellucci à la Villette. Et, pour finir, comme il n’y a pas que l’opéra dans la vie, comment pourrais-je ne pas continuer à adorer les audaces de la grandissime Angelica Liddell et les blessures sublimées de Marina Otero dans Fuck me et Kill me. Enfin, pour moi, le spectacle de plus joyeux de l’année a été montpelliérain avec les extraordinaires talents de la troupe déchaînée du cabaret Le secret (sans oublier que, dans la même veine, on peut aussi aller voir le génial Madame ose Bahung en ce moment au théâtre du Rond-Point ).
Tout d’abord quelques réminiscences en forme de flash-back d’œuvres vues en 2024 – pas toutes créées cette année – dont la postérité se chargera de faire le tri, que nous nous devons de citer avant de conclure sur celles qui pour nous ont plus marquantes. Maldonne de Leïla Ka, Cellule de Nach, Rencontres de Julien Lestel, La Leona d’Olga Pericet, Mr. Slapstick, de Jean Gaudin et Pedro Pauwels, Idoménée de Sidi Larbi Cherkaoui, Des pas sur la neige de Véronique Albert, Carcaça de Marco da Silva Ferreira, État végétal de Yasminee Lepe, Goal d’Héla Fattoumi et Éric Lamoureux, From England with love de Hofesh Shechter, Nage no kata par l’Ensemble Multilatérale, Contre-forme de Marie Orts, Talia de Vries et Roméo Agid…
L’Ombre de soi d’Odile Cougoule, Rex de Lucas Valente, Sous les jupes de Pierre-Émile Lemieux-Venne, Vénus anatomique de Sarah Baltzinger, Poussière de terre d’Alba Castillo, La Vie fantastique de Josette Baïz et Zahia Ziouani, Goal de Héla Fattoumi et Éric Lamoureux, Möbius Morphosis de Rachid Ouramdane et la compagnie XY, My choregraphic suitcase ou ma dernière révérence de Frédéric Werlé dans le cadre de Bien fait!,On descend à la rue Princesse de Massidi Adiatou, Poetry Events de Carolyn Carlson, UMAA, Unité mobile d’action artistique d’Olivia Grandville…
Noces d’Hélène Blackburn et Bruno Boucher, Gravité et Solaire de Fabrice Lambert au CDA d’Enghien, Fugitive Archives (2022) de Latifa Laâbissi, Little rock story au Théâtre libre de Claude Whipple et Olivier Prou, Assembly Hall de Crystal Pite, Thisispain de Hillel Kogan, Le Banquet des merveilles de Sylvain Groud, Prélude de Kader Attou, Paradox(al) de François Veyrunes et Christel Brink Przygodda, Bal clandestin d’Aïcha M’Barek et Hafiz Dhaou à Chalon, Dégringolade ou l’art de rester debout d’Ashley Chen et Pierre Le Bourgeois.
La première date à retenir est celle de la disparition de Steve Paxton (le 20 février) et, avec lui, une des grandes figures de la postmodern dance. Concernant la modern dance, il nous a été donné de revoir CRWDSPCR (1993) de Merce Cunningham, dans une soirée partagée avec Mesdames et Messieurs (2022) de Petter Jacobsson et Thomas Caley. Un finissage en beauté de la gouvernance artistique de ces derniers au Ballet de Lorraine.
Nous avons par ailleurs apprécié la soirée juxtaposant au Théâtre de la Ville Solo Echo de Crystal Pite et Ties Unseen de Christos Papadoupoulos. Pour ce qui est du hip-hop, l’Opéra de Lyon a rendu hommage aux pionniers du cru avec Contrappunto de Riyad Fghani et Alvaro Dule. Le Châtelet n’a pas été en reste avec le spectacle musical et chorégraphique Dance Me – Musique de Leonard Cohen des Ballets Jazz Montréal. Sharon Eyal, cette fois au Grand Théâtre de Genève, avec la pièce Strong (2019) précédé de Busk (2009) d’Aszure Barton. Sharon Eyal encore et toujours, avec Soul Chain par la compagnie Tanzmainz au festival Vaison Danses.
Une formidable performance (autrement dit un opus de théâtre-danse) que ce Hidden Paradise d’Alix Dufresne et Marc Béland découvert au Théâtre Sylvia Montfort. Une performance sportive et dansante, celle de François Chaignaud et Marie-Caroline Hominal, Duchesses, revue à la Ménagerie de verre. Du théâtre tout court, et de l’excellent, la mise en scène de Régis Hebette, Joséphine, la cantatrice ou le peuple des souris de Kafka, avec la comédienne Laure Wolf. Postcard, l’anthologie de Système Castafiore, vue à Grasse. Le Requiem(s) d’Angelin Preljocaj dose savamment classique et contemporain. Enfin, la version de Room with a view de (La) Horde interprétée par le groupe Grenade de Josette Baïz valait le déplacement à la Fondation EDF.
De l’année lyrique et classique 2024, je retiendrai les productions d’opéras rares de différentes époques, « oubliés » pour toute sorte de raisons malheureuses et la découverte de quelques jeunes artistes fort prometteurs.
Il faut souvent franchir le Rhin pour aller à la rencontre de ces projets audacieux qui conduisent l’opéra de Karlsruhe à proposer ces Naufrageurs (The Wrekers) de la compositrice aujourd’hui quasi inconnue, l’audacieuse Ethel Smyth, œuvre vigoureuse et passionnante. L’opéra de Francfort quant à lui nous a séduits avec le retour d’un Prince de Hombourg, œuvre difficile et exigeante et fort bien servie tout comme d’ailleurs La Montagne Noire d’Augusta Holmès à Dortmund, ou le Fausto de Louise Bertin à Essen. Et parmi nos meilleurs souvenirs de l’année, il faut citer également la résurrection du Guercoeur d’Albéric Magnard, révolutionnaire et utopiste, dont l’Opéra du Rhin a proposé une Première passionnante ou celle, dans un tour autre répertoire, de Polifemo à l’Opéra de Versailles.
Ces joyaux perdus et désormais redécouverts je l’espère pour longtemps, doivent énormément aux musiciens qui recherchent inlassablement des partitions perdues, parfois jamais jouées, et l’on ne peut que saluer le label Palazzetto Bru Zane pour son beau travail, mais aussi un chef d’orchestre comme Guillaume Tourniaire qui a permis l’enregistrement de la fascinante Sorcière de Camille Erlanger, un mes coups de cœur dans la collection « CD classique ». Mais je voudrais aussi évoquer le travail remarquable de Héloise Luzzati dans le cadre du label « La Boite à pépites » qui a permis l’édition de multiples œuvres des compositrices oubliées, comme Rita Strohl, Jeanne Leleu, Charlotte Sohy et bien d’autres encore.
Et puis j’ai eu des rencontres avec de jeunes artistes « qui montent », comme le délicieux Sahy Ratia que j’ai eu le plaisir d’interviewer en début de saison, ou la volcanique Anastasia Bartoli qui m’a éblouie à Munich dans Macbeth avec sa lady hors norme et si séduisante. Et je citerai enfin le Don Giovanni donné au Théâtre de l’Athénée Louis Jouvet à Paris, bien joué, bien chanté, bien mis en scène, bien dirigé, en bref, une des réussites totales de ma saison.
Elle a été dense cette année, en répliques et en rideaux levés, en exigences esthétiques et en chocs formels. Ce sont des femmes, on ne se refait pas ! – qui ont planté des imaginaires importants en moi. Andrea Bescond a repris, 10 ans après, son spectacle Les Chatouilles, toujours aussi poignant, toujours aussi nécéssaire. Deux compagnies ont aussi porté haut les destins et réflexions de femmes : Animal Architecte qui incarne Simone de Beauvoir avec Les Forces Vives et le Collectif FASP qui met en lumière Valerie Solanas dans son Beretta 68. Un travail immense a été produit sur leurs vies, leurs écrits, leurs héritages et ces deux pièces viennent consacrer ces deux femmes. Elles ont ancré des images et des mots majeurs. D’autres femmes, nos contemporaines ont aussi témoigné de leurs parcours, de leurs émotions, de leurs joies et de leurs douleurs : Cécile (elle-même) dans Cécile de Marion Duval, l’incommensurable Angelica Liddell dans son Dämon – El Funeral de Bergan, mais aussi les Majorettes de Mickael Phelippeau. Je retiendrai aussi, pour l’émerveillement, pour la comédie humaine et pour la magie le fantastique Sur l’autre rive (Cyril Teste – collectif MXM), Les Misérables et CAR/MEN (La compagnie Les Chicos Mambo).
Diversité et richesse sont au menu des spectacles de cette année. En Opéra, j’ai été submergée par le Saint-François d’Assise de l’Opéra de Genève. Pas seulement par ce que j’entendais pour la première fois cette œuvre fleuve de Messiaen (300 musicienn.e.s et voix sur scène), mais aussi parce que la mise en scène du plasticien Adel Abdessemed qui était à la fois immanente, libre et tellement puissante. Côté spectacle pour enfants, la pertinence et l’impertinence de Nez Qui Coule, vu à l’Opéra de Paris m’a absolument bluffée : il y a des écrans, il y a des grimaces, il y a des questions graves sur la dislocation du corps et de 3 à 133 ans, on reste bouche bée. Enfin, je réalise que j’ai aimé des spectacles qui chantent cette année. D’un côté, le sobre rappel du répertoire sur la ligne de crête de Anne Sylvestre dans La vie en vrai, de Marie Fortuit et Lucie Sansen au Théâtre de l’Athénée. Et de l’autre le show total de Corinne et ses complices que Alain Bashung, Madame Ose Bashung, qui a évolué jusqu’au Théâtre du Rond-Point tout au long de l’année.
Que dire de cette année 2024, sinon que j’ai été éblouie par la beauté formelle de la Maison de poupée d’Yngvild Aspeli autant que par sa force expressive ? On la connaissait marionnettiste affirmée, la voici qui nous fait redécouvrir la pièce d’Ibsen, lui donne une épaisseur nouvelle, à mille lieux de distance du réalisme de l’auteur norvégien. Cette très belle mise en scène ne saurait toutefois éclipser les Sorcières. Titre provisoire de Penda Diouf et Lucie Berelowitsch, qui nous mène dans le bocage, sur les traces, un rien perturbées par la magie et les rebouteux, de l’anthropoloque Jeanne Favret-Saada. Une pensée émue, aussi, pour la nouvelle mise en scène de Face à la mère : après Alexandra Tobelaim, c’est Guy Cassiers qui nous plonge dans ce bel adieu de Jean-René Lemoine à sa mère morte. Pièce écrite après le décès, réel, de la mère de l’auteur, cette œuvre montre par cette vie nouvelle qu’elle parvient à s’extraire des circonstances qui lui ont donné le jour.
Depuis sa création au Kunstenfestivaldesarts, We Came to Dance de Nasim Ahmadpour et Ali Asghar Dashti frappe encore trois fois dans ma tête. Basée sur le fait réel – « en Iran en 2022, plusieurs danseurs contemporains ont été sommés de cesser toutes leurs activités liées à la danse. Et de l’annoncer sur leurs réseaux sociaux » -, la pièce frappe par sa beauté renversante, radicale et quasi clinique. Dans un dispositif épuré, les comédien.nes assis.es à une table de conférence endossent, tour à tour, diverses identités d’artistes et décrivent avec minutie des vidéos que l’on ne voit pas tout en développant une relation de proximité étonnante avec le public – qui « monte » la pièce dans sa tête en assemblant divers éléments « constituants ». Ce qui frappe, c’est que les sortes d’audiodescriptions (ou instructions) deviennent des témoignages qui réverbèrent les œuvres dans notre imaginaire. Métaphoriquement, la pièce tape « des pieds trois fois sur le sol » de multiples façons. Et rebondit, très loin, comme une lettre d’amour au théâtre et à ses aimant.es. C’est précisément ça. L’urgence de créer ne peut jamais être tenue pour acquise.
P.S. Il se murmure que We Came to Dance serait présenté au Festival d’Automne en 2025.
Visuel : © Christophe Raynaud de Lage