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« Sur tes traces » : le portrait croisé de Gurshad Shaheman & Dany Boudreault au Kunstenfestivaldesarts

par Amélie Blaustein-Niddam
15.05.2024

En création au Kunstenfestivaldesarts, le festival de spectacle vivant le plus contemporain d’Europe, les auteurs et comédiens Gurshad Shaheman & Dany Boudreault se racontent l’un l’autre dans un exercice d’écoute active qui cultive délicieusement la frustration.

« Partir n’est pas un droit »

Nous ne cessons de vous dire depuis un an maintenant que le théâtre documentaire est devenu la norme. Cela n’en fait pas un bloc monolithique, bien au contraire. Est-ce que Sur tes traces est du théâtre documentaire ? Dans un sens oui, puisque tout ce qui est dit est vrai. Et le matériel de ce projet est juste hyper sensible. Dans l’interview qu’ils donnent à Maïa Bouteillet pour la bible du spectacle, on peut lire, venant de Gurshad : « Nous avons initié le projet par un voyage commun à Sarajevo, en octobre 2022. Une ville que nous ne connaissions pas et dont nous ne parlions pas les langues. Nous avons bien sûr été marqués par les stigmates de la guerre, encore très présents, et par la séparation bien distincte entre la partie turque et la partie austro-hongroise, qui illustrait en quelque sorte la nécessité de notre démarche l’un vers l’autre… Nous nous sommes racontés nos vies et nous avons établi, l’un pour l’autre, une liste de personnes et de lieux à visiter. En juin 2023, nous avons calé nos voyages en même temps. Je suis parti à Montréal et au bord du lac Saint-Jean, où Dany est né. J’ai rencontré ses collègues, ses amis et sa famille. Sa sœur m’a fait visiter l’ancienne ferme familiale. J’y étais au moment où le nord du Canada flambait, mon road trip avait l’odeur d’un feu de forêt. Mon chemin se situe donc entre le portrait de Dany et le carnet de voyage. » Et Dany a fait la même chose : « Je suis allé à Lille, à Paris, à Toulon et en Turquie. J’ai longtemps essayé d’aller en Iran, mais les relations diplomatiques sont très mauvaises avec le Canada. Nous avons donc décidé que je me rendrais à la frontière turco-iranienne et de voir en quoi cette impasse pouvait aussi être un levier d’écriture. J’ai été exposé à une véritable tour de Babel, j’avais un interprète en farsi pour parler avec l’oncle et les tantes de Gurshad, mais, avec l’une d’elles, j’ai quand même pu parler l’allemand et l’anglais avec un ancien amant… Ce pèlerinage vers l’Autre est aussi une manière de découvrir de nouveaux territoires, physiques et symboliques. » Nous les retrouvons tous les deux dans un appartement que nous devinons derrière des voiles, on est chez lui et chez lui, ici et dans tous les là-bas du monde. Lui et lui sont reliés quel que soit l’espace dans lequel ils se trouvent.

 

« Je suis en dehors »

 

Pour entrer dans cette impossible quête de soi par un autre que soi, le public est volontairement mis à distance, comme une multitude de témoins. Nous vous l’avons dit, le décor est sous des voiles, il est visible, mais pas nettement. Et nous, nous écoutons plus que nous voyons. Mais attention, c’est là que la frustration devient passionnante, nous n’écoutons pas toustes la même chose. Deux canaux sont possibles sur le casque qui nous a été distribué. Nous pouvons choisir de suivre le récit de Dany ou celui de Gurshad, et de zapper de l’un à l’autre à l’envi. Cela donne la sensation géniale d’être tout le temps en plein voyeurisme auditif. L’un raconte l’autre dans un système d’enquête dingue. On parcourt donc leurs deux mondes qui ont beaucoup en commun, tous les deux ayant été trop souvent violentés par leurs identités queers et leurs accents dans des langues qui leur échappent de plus en plus. L’expérience est hypnotique, intense et lente. La pièce dure un peu plus de deux heures et nous contraint à être autant enfermé.e.s qu’eux dans ce dispositif frontal qui est cet appartement qui se devine de plus en plus.

 

« Un écrin métaphysique »

 

En quatre chapitres  qui sont tous des voyages dans les mondes de l’autre, nous rencontrons les ami.e.s, les anciens amants, les familles de Dany et de Gurshad. Nous rencontrons les mensonges et les violences, nous rencontrons surtout une quantité folle d’amour. Sur tes traces se compose de deux monologues qui ne se croisent (presque) jamais. Cela veut dire qu’ils parlent en même temps sans dialoguer. Ils le font en se déshabillant et en se rhabillant sans cesse, eux qui errent entre deux mondes en permanence. Ils le font en effectuant des actions qui parfois n’ont rien à voir avec ce qu’ils disent.

 

Ils se sentent à travers des villes, à travers les années. Sur tes traces interroge, dans une langue à la poésie folle (le texte sera bientôt édité), la notion de frontière. Dany aurait pu passer en Iran, il n’a finalement pas réussi. Gurshad n’essaie plus. L’impossible devient la norme. Ils se connaissent si bien que cela en est infiniment troublant. Leur amitié hybride n’est vraiment compréhensible par les deux seuls protagonistes qui la vivent. Alors non, on ne sait pas tout, on n’entend pas tout. On voit et on sait que lorsque l’un décrit l’autre, il se demande si lui, de l’autre côté, fait la même chose. Sur tes traces peut avoir un côté inconfortable par la contrainte de l’écoute choisie, fixe, face plateau. Mais sur scène, il se passe tant de choses qu’il serait fou de ne pas regarder. Les images parlent autant que les mots, les images qui ne sont pas des traductions des récits. Il y a par exemple cette séquence qui montre une séance de photo de mariage très posée dans les années 1970. La mariée porte un fusil, le marié un costume au col pelle à tarte. Ce sont les parents de qui ? Nous ne savons plus. Au fur et à mesure de notre zapping, les voix se confondent, les accents se mêlent, les histoires dialoguent d’elles-mêmes.

 

Sur les traces est un spectacle superbe qui utilise un dispositif passionnant. Vous pouvez le voir en ce moment au Kunstenfestivaldesarts à Bruxelles jusqu’au 18 mai, avant qu’il n’arrive cet automne à Paris, au Théâtre de la Bastille, au Festival d’automne.

Sur tes traces se donne au Théâtre les Tanneurs jusqu’au 18 mai

Le Kunstenfestivaldesarts se déroule lui  jusqu’au 1er juin

Visuel : ©RHoK