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« Abysses », la plongée au fond de l’enfer d’Alexandra Tobelaim

par Amélie Blaustein-Niddam
29.02.2024

Dix ans après le mythique Italie-Brésil 3-2, Alexandra Tobelaim retrouve son comédien fétiche Solal Bouloudnine et l’auteur Davide Enia pour parler d’un sujet bien plus terrible que le foot : la mort en mer de milliers de personnes voulant fuir leurs pays. À voir jusqu’au 9 mars au Théâtre 13

« La mer est un cimetière »

Abysses n’est pas le premier spectacle à parler de la question de la mal nommée « crise des migrants ». On pense à Frédéric Ferrer ou à Arkadi Zaides qui interrogent, eux aussi, la notion ubuesque de « frontière » pour la dénoncer. On pense surtout au magistral Dispak Dispac’h de Patricia Allio (au théatre Monfort du 21 au 29 mars ) qui s’empare de la question par l’outil documentaire. Mais ce n’est jamais assez. Plus de 2 500 hommes, femmes et enfants sont mort.e.s ou disparu.e.s en Méditerranée en 2023, selon l’ONU. Cela représente une augmentation de près de 50 % par rapport à la même période en 2022. Et rien. Cela ne fait pas la une des journaux, jamais.

 

Abysses est, comme Italie-Brésil 3-2, un roman de Davide Enia. C’est un court texte de 25 pages, qui raconte la vie d’une famille, essentiellement un fils et son père, à Lampedusa, là où débarquent des rafiots débordant d’humains le plus souvent déjà morts. Abysses se place principalement du côté des plongeurs, c’est même l’un des premiers mots de ce monologue intense d’une heure quinze dont s’empare le charismatique Solal Bouloudnine. La dernière fois que nous avions vu ce comédien, c’était en 2021, pour un autre seul en scène, Seras-tu là, une pièce sur Michel Berger qui, déjà, l’air de rien, parlait de la fragilité de la vie. Solal Bouloudnine, jusqu’ici, était un  comédien génial qui nous faisait souvent rire, particulièrement à la table des Chiens de Navarre. Mais là, Solal, il ne nous fait pas rire du tout. On sourit parfois, un peu, quand il raconte « le fils » faisant de la confiture d’orange pendant trois jours en continu pour arriver à se défaire des images de terreur, de l’impensable.

« Pour les femmes, c’est toujours pire »

Abysses est assez chirurgical. Il n’y a presque rien sur scène. Quelques lumières fines qui bientôt seront des candélabres en mémoire de celles et ceux qui gisent au fond de l’eau ou sous la terre du cimetière de Lampedusa, sans nom ni date de vie. Il y a une présence qui ramène de la beauté sur la laideur extrême, celle de la musicienne et chanteuse Claire Vailler. Il y a la lumière toujours juste, en halo ou en lignes, d’Alexandre Marte. L’ensemble est un écrin pour une écoute. La direction d’acteur est parfaite, absolument juste. La tristesse, l’accablement face aux récits abrupts des sauvetages toujours incomplets, la colère face au pire, au trop tard, la sidération face à la barbarie des hommes. Solal campe tout cela en un regard qui s’assombrit. Le comédien nous fait plonger dans la vie de celles et ceux qui plongent pour de vrai. Qui disent que oui, cela s’apprend de jeter un enfant par-dessus une vague pour tenter de le sauver.

 

Abysses est un spectacle sur les relations humaines et sur la notion de famille. Souvent, les récits rappellent que ce sont des familles qui se trouvent à bord. Du côté de la chance, de l’Occident, la famille est aussi là dans ses problèmes et ses joies. Le fils apprend de son père, comprend ses silences, car parfois, les mots ne veulent plus rien dire, un regard, une posture suffit à comprendre que là, on a touché le fond de l’humanité.

 

Jusqu’au 9 mars au Théâtre 13, du 13 au 14 mars  au théâtre Sorano de Toulouse, le 21 mars à la Garance à Cavaillon, du 4 au 5 avril au DDNOI (La Réunion).

Visuel : © Le CENTQUATRE-PARIS