Le spectacle qui a été créé à l’été 2022 au Festival d’Aix-en-Provence est repris sur la scène de la Grande Halle de la Villette. La symphonie N°2 de Malher est jouée en parallèle d’un cérémonial funèbre qui ouvre une réflexion sur le regard à porter sur le monstrueux. Un choc visuel et musical !
Lorsque nous entrons dans la grande salle de la Halle située dans le parc de la Villette, l’Orchestre de Paris est face à nous, dans une formation très complète. Esa-Pekka Salonen arrive. Applaudissements. Puis chacun reste immobile.
Derrière l’orchestre, un élégant cheval blanc surgit sur une sorte de lande, nue… suivi de sa cavalière. Le regard (et l’odorat) de celle-ci est attiré par une chose étrange qui émerge du sol. Il s’agit d’un bras humain. Elle fuit, épouvantée.
Puis la cavalière revient avec des femmes et des hommes, des agents de l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR). Le constat est clair : il s’agit d’une fosse commune. Des bras (et les corps) qui vont avec, il y en a finalement des dizaines.
Alors il va falloir méthodiquement les déterrer, les « ranger » les uns à côté des autres, disposer les corps des bébés dans des boites, ceux des adultes dans des camionnettes.
Aussi logiques soient-ils, les actes ont une forme d’indécence. Les gestes sont répétitifs, le « travail » est presque administratif. Mais ce faisant, alors que l’on dit toujours que l’on ne peut vraiment faire un deuil qu’en présence d’un cadavre, les femmes et les hommes contribuent à une « résurrection » des personnes tuées, peut-être aussi à une « résurrection » de leurs noms.
Le curieux cérémonial qui se déroule devant nous n’est que source d’interrogations et de réflexions. Entouré·e·s que nous sommes aujourd’hui (et l’avons toujours été) de guerres, de massacres, nous ne voyons pourtant pas toujours les images qui y sont associées.
Nous en entendons parler, assis·e·s sur notre canapé devant notre télévision. Parfois elles surgissent (à l’occasion d’un film, d’un reportage). Selon les individus, les images vont (ou pas) faire écho à l’un ou l’autre des épisodes monstrueux de l’Histoire humaine. Ce pourrait, par exemple, être une résurgence des cinq cents fosses communes de « La Shoah par balles » (en Ukraine déjà), ou encore une autre, redécouverte, au Rwanda… ou encore… ou encore…
Bien sûr, Malher, ce sont ses symphonies, c’est aussi « Le chant de la terre ». Ce soir, la terre ne chante pas, elle recrache.
Comme le dit Romeo Castellucci, même s’il y a une « forme de narration dans la symphonie Résurrection, celle de l’arc de la vie, de l’enfance à la mort en passant par l’âge adulte », le geste d’illustrer une symphonie est déjà en soi « une affirmation grave ». Ce qu’il nous propose n’est précisément pas une illustration de la symphonie, mais « une image ».
Et alors qu’une symphonie peut être écoutée les yeux fermés, Castellucci ne nous laisse pas trop le choix, celui d’ouvrir les yeux. C’est un geste clairement politique : a-t-on toujours envie de les ouvrir ses yeux ? D’oser affronter la souffrance des victimes civiles ? Ou le calvaire des réfugiés ? A-t-on envie d’imaginer les corps l’on ne pourra pas exhumer, car ils pourrissent en Méditerranée ? Il y a eu l’horreur d’hier. Il y a l’horreur d’aujourd’hui. Ouvrons-nous assez grands les yeux (et nos consciences) sur l’Ukraine, sur Gaza, sur le Liban, ou encore sur les conflits oubliés en Afrique ou ailleurs ?
Enfin, est-il, à ce moment, possible de dissocier l’écoute de la symphonie sublimement interprétée par l’Orchestre de Paris dirigé par Salonen et les images ? Est-il possible de disjoindre (voire d’accepter) les différents mouvements, les plus saillants comme les plus doux ou ceux qui valsent. Les solistes (Marie-Andrée Bouchard-Lesieur et Julie Roset) et le chœur se font porte-paroles. Ils nous disent « Ô mort toujours victorieuse Te voici maintenant vaincue ! ». Et finalement, avec l’orgue, avec les cloches, avec la pluie qui se met à tomber, on est peut-être à l’épilogue d’un enterrement ou de quelque chose d’approchant. Tout est question d’imagination puisque la jonction entre la symphonie et la cérémonie d’exhumation ne peut pas être faite. Ou que chacun·e a le choix de faire ou de ne pas faire.
À un moment donné, alors que l’on range les cadavres, une femme craque, elle fouille le sol convulsivement. Elle semble ne pas pouvoir/vouloir se limiter au travail d’exhumation et de rangement. Veut-elle être sûre qu’elle n’oublie personne ? Que tou·te·s auront bien cette « résurrection » ? En réussissant à quitter le lieu, elle laisse sa combinaison blanche comme un double-cadavre d’elle-même. Veut-elle rejoindre celles et ceux que l’on a emmené·e·s ?
Ce spectacle nous renvoie à la conscience humaine, à la nôtre, à notre capacité à regarder, à comprendre, et finalement « à ouvrir les yeux ». Un spectacle dérangeant comme une main invisible qui nous prend de force dans notre confort de spectateur passif. Un grand spectacle !
Romeo Castellucci – Esa-Pekka Salonen – Gustav Malher.
Résurrection (Symphonie n° 2)
Orchestre de Paris – Philharmonie – Chœur de l’Orchestre de Paris
28 → 30.11.2024
La Villette – Grande Halle
Visuel : Festival d’Aix-en-Provence © Monika Rittershaus