Depuis le jeudi 21 novembre et jusqu’au samedi 23, le Palais de Chaillot se transforme en occupant tous ses espaces. Créatures du passé et du futur s’y promènent avec un talent monstre. Au programme : la renaissance de In absentia, le chœur de Mr K, la colère fluo de PowerBeauTom et le kitsch tragique de Patachtouille. Willkommen, bienvenue, welcome !
Le public est divisé en plusieurs groupes, aux noms délicieux. Nous sommes Les Citrouilles, c’est-à-dire le groupe orange. Nous sommes une quarantaine et nous passerons ces trois heures ensemble. Chaque parcours semble être le meilleur, et pour nous, la progression semblait évidente. Nous avons commencé par l’installation chorégraphique In absentia sur le plateau de la salle Gémier, vidée de ses sièges, puis nous avons été convié·e·s dans le grand foyer pour vivre le cabaret pur de Mr K et de La Barbichette. Ensuite, notre groupe s’est dirigé derrière ce même foyer, dans les escaliers Passy, pour découvrir le fascinant PowerBeauTom. Enfin, nous avons retraversé l’espace pour terminer notre parcours avec la diva Patachtouille en mode karaoké. Voilà pour le programme. Maintenant, entrons dans le détail.
In absentia est la toute nouvelle création de François Chaignaud et Geoffroy Jourdain. C’est un spectacle qui déambule autour de nous. Iels sont treize interprètes, dans une totale parité, qui commencent par respirer pour nous. (Merci !)
Nous formons un cercle concentrique, resserré. Nous ne pouvons voir que ce qui passe dans notre champ de vision, un peu comme lorsque vous regardez le paysage depuis un train. Au début, les corps ne sont que le bruissement du souffle. Puis des gestes commencent à émerger : les bras dessinent des cadres, les doigts se rejoignent comme dans les peintures de la Renaissance.
Vous vous souvenez ? Il y a quelques jours, Chaignaud et ses ami·e·s avaient pris possession des bas-fonds du Louvre. Dans une concordance née du hasard des programmations, In absentia apparaît comme un pendant des Petites joueuses. L’histoire avance : les êtres trouvent leur chemin et la lumière. Désormais, la danse se cabre : les coudes rejoignent les côtes, les corps se plient et prennent de l’amplitude dans leurs redressements.
Plus la circularité s’accélère et s’affirme, plus les voix s’élèvent. Le groupe devient unicité et complicité. Chaignaud écrit pour iels, vêtu·e·s des costumes ouatés de Romain Brau, des circulations fascinantes et bruissantes. Nous vous l’avons dit : nous sommes assis·e·s de façon serrée, et pourtant, le chemin se fait sans heurts.
La pièce est un enchantement qui nous invite à la joie après la peine. Il y a là des actes, comme cette séquence où Simon Bailly, seul au centre, tourne en derviche dans sa grande jupe, et bien sûr cette farandole où, pour produire un tempo, il faut taper le rythme sur les costumes des autres, bien collé·e·s. Ainsi seulement, avancer, survivre devient possible. Créée le 8 septembre à l’Abbaye de Royaumont, la pièce trouve ici d’autres fantômes à Chaillot, sous l’œil attentif de Vilar. Nous avons envie d’y croire.
Nous conservons notre joie retrouvée pour les trois séquences suivantes, qui, pour nous, Les Citrouilles, relèvent du cabaret pur.
Nous voici ravi·e·s de retrouver Jérôme Marin, toujours aussi sombre et caustique. La signature de Mr K : ses grands chapeaux et toujours juché sur des talons très hauts pour chanter la misère, la maladie, la perte. « Ça ressemble à une soirée sur CNews ! » Chanter et rire du pire, performer le tragique pour en faire du sublime ou de la politique : c’est ça le cabaret.
Sur scène, il est accompagné de la troublante Chatignole, qui manie dégoût et sensibilité en une seconde. Après nous avoir raconté une histoire sordide liée à l’attentat du 13 novembre, à La Belle Équipe, la dame fait chanter à tout le foyer, soit des centaines de personnes, T’en va pas d’Elsa. Cette chanson, monument de la culture kitsch, prend dans les ors de Chaillot une allure pathétiquement superbe. L’accordéon de L’Oiseau Joli, les transformations de David Noir et la puissance de la Baronne du Bronx font le reste. On fond, et tout finit dans un Madison. Là encore, tous ensemble, et là encore, c’est à saluer, dans un respect de la parité entre les genres et les sexes.
Tous ensemble, il le faut bien : l’époque est lourde, autant briller pour se faire voir et entendre.
Se faire voir et entendre, c’est exactement ce que fait PowerBeauTom. Seul face à nous, il déroule, en lipsync à sa propre voix, sa colère et ses revendications. L’image est saisissante : il est tout strappé de bandes orange qui, dans la lumière ultraviolette, lui donnent une allure holographique. En une seconde, il nous attrape avec un lipsync parfait sur De mon âme à ton âme de Kompromat (alias Rebeka Warrior).
Cet acte rappelle que cet exercice très classique de la scène travestie, aujourd’hui nommé drag, n’a rien d’un divertissement pur. Sa présence devant nous est un acte politique : « J’existe, regardez-moi, vous ne pourrez pas m’anéantir. »
Un peu sonné·e·s par la dose de talents qui nous assaillent depuis plus de deux heures, nous arrivons en mode sensible dans « la chambre » de Patachtouille. Elle nous accueille dans un hall bas, en partie peint. Au fond, un bar transformé en dressing de reine : toutes les robes, toutes les perruques sont là. La masse de vêtements témoigne de la diversité des numéros : c’est vertigineux.
Patachtouille s’est aménagée un lit entre les quatre colonnes de la pièce. Elle est allongée, perruque blonde et robe rouge pailletée à dos nu. Pas le temps de s’apitoyer : elle nous attrape et nous met au travail. Nous voici en plein karaoké, en train de hurler quelques tubes absurdes que sa présence rend un peu plus sensibles qu’il n’y paraît.
CabaretS est un grand moment de culture queer, un geste fort qui permet de comprendre ce que ce pluriel veut dire. Le cabaret n’est jamais univoque : il n’est jamais seulement drôle ou spectaculaire. Il permet de chercher les doubles sens dans des chansons qui ne sont pas si bêtes, et de transformer des images en puissantes impressions.
Jusqu’au 23 novembre, au Théâtre National de Chaillot.
Visuel : ©Christophe Raynaud de Lage