Quelques Folio pour la fin d’année
par Julien Coquet14.12.2023
De la science-fiction, du roman américain, du théâtre, etc. Les dernières parutions Folio nous ont régalés.
Hors gel d’Emmanuelle Salasc : Dystopie si proche
En 2056, les écologistes au pouvoir dirigent efficacement la population française pour éviter les catastrophes. La dictature verte n’y va pas de main morte : chaque geste est surveillé, et parfois puni. Mais les mesures politiques et environnementales ne peuvent tout sauver. En hauteur, il y a ce glacier qui menace de libérer une immense poche d’eau sur la vallée en contrebas, et donc de noyer veaux vaches cochons. Au milieu de ce tumultueux stress permanent, deux jumelles vont devoir cohabiter. Et à cinquante ans, ce n’est pas chose facile lorsque les années d’éloignement ont rendu les deux sœurs étrangères l’une à l’autre, et que les caractères sont si dissemblables. Dans Hors gel, Emmanuelle Salasc (qui écrit également sous le nom d’Emmanuelle Pagano), arrive à livrer un roman politique sur l’écologie, qui rappelle parfois l’immense Ecotopia d’Ernest Callenbach, et un roman familial. Un texte vibrant, porté par la colère et la violence des rapports familiaux.
Son empire de Claire Castillon : Mon roi
C’est peu dire que le thème de la toxicité n’est pas nouveau dans la littérature. La psychanalyste Clotilde Leguil propose même en cette rentrée littéraire un essai sur le sujet, L’Ere du toxique. Essai sur le nouveau malaise dans la civilisation. Assurément, la mère de la narratrice de Son empire est enchaînée dans une relation toxique. A sept ans, la petite fille assiste impuissante à la relation de sa mère, une femme perdue et sous emprise, avec un homme qui souffle le chaud et le froid et qui va prendre une place de plus en plus grande auprès de cette mère célibataire. Si le style peut paraître un peu facile et redondant (la parole étant donnée à une fillette de sept ans), Son empire convainc pour la peinture qu’il fait d’un amour raté qui s’escrime à persister dans un futur invivable. Et arrive à distiller un réel sentiment de malaise.
Argile et cendres de Zoé Oldenbourg : Entre Les Rois maudits et Game of thrones
La comédienne Juliette Arnaud le résume très bien dans sa préface non dénuée d’humour : « Alors voilà, c’est Scènes de la vie conjugale de Bergman qui rencontrerait à la fois Le Nom de la rose – pour l’ambiance Moyen Âge, pleine campagne et religion omniprésente – et Le Trône de fer, rapport aux tournois, croisades, guerres saintes et autres vendettas familiales. » Car Argile et cendres, paru pour la première fois en 1946, écrit pendant la Seconde Guerre mondiale par Zoé Oldenbourg, c’est un peu tout ça. Celle qui a consacré plusieurs essais au Moyen Âge (Le Bûcher de Montségur, Les Croisades) livre un premier roman d’un souffle épique, à la reconstitution rigoureuse du Moyen-Âge. Sur plus de mille pages, on suit les aventures d’un jeune couple, Ansiau, baron d’un château en Champagne, et de sa femme Aalais. Leur relation connaît un tournant lorsque Monsieur décide de partir en croisades… Si l’on est en droit de trouver certains passages un peu longs et répétitifs, Argile et cendres possède suffisamment d’atouts pour le comparer aux Piliers de la terre de Ken Follett.
Théâtre II de Yasmina Reza : Sur les planches
Après un premier volume consacré à Trois versions de la vie, Une pièce espagnole, Le Dieu du carnage et Comment vous racontez la partie, ce deuxième opus rassemblant l’œuvre théâtrale de Yasmina Reza comprend Conversations après un enterrement, La Traversée de l’hiver, « Art », L’Homme du hasard et Bella Figura. Ce n’est pas nouveau, mais Yasmina Reza n’est pas la dramaturge d’une seule pièce, « Art », aussi brillante soit-elle. La lecture des autres pièces confirme le talent de dialoguiste de l’écrivain qui, au-delà d’un langage banal, d’un échange entre amis sur le ton le plus ordinaire possible, peut glisser un nombre important de sous-entendus (« Serge, tu n’as pas acheté ce tableau deux cent mille francs ? »). La thématique de la famille, très présente dans l’œuvre de Reza (on pourra d’ailleurs lire le succulent Serge paru récemment chez Folio), se retrouve dans Conversations après un enterrement qui met en scène six membres d’une famille réunis après le décès d’un certain Simon Weinberg.
Invasions divines. Philip K. Dick, une vie de Lawrence Sutin : Je suis vivant et vous êtes morts
Au début des années 1990, un écrivain français pas encore connu de tous et de toutes, Emmanuel Carrère, propose une biographie romancée de l’auteur américain de science-fiction Philip K. Dick. Mais on peut reprocher à Carrère d’avoir livré une biographie un peu confuse sur la fin, et surtout de ne pas être assez entré dans les détails, ce dont on ne peut accuser Lawrence Sutin. La qualité d’Invasions divines n’est plus à prouver : la biographie obtient en 1995 le Grand Prix de l’Imaginaire. L’auteur de Ubik, Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, de Substance mort, etc. est ausculté sous tous les angles. On sent à quel point le travail du biographe a pu être fatigant psychiquement : « ceux qui tiennent pour de simples arguties métaphysiques les spéculations de Philip K. Dick sur la question : « Qu’y a-t-il de véritablement réel ? », ceux-là n’ont jamais entrepris de rédiger le compte rendu exhaustif de sa vie ». Le livre peut se lire par les inconditionnels de Dick comme par ceux qui ne demandent qu’à être convaincus par une œuvre foutraque et démentielle. La démarche de Sutin est véritablement romanesque, le biographe mettant souvent en parallèle l’œuvre de Dick et sa vie, faisant de cette dernière un roman.
Une terre d’ombre de Ron Rash : C’est un petit val qui mousse de rayons
La réédition en poche de ce roman de Ron Rash, initialement paru aux Etats-Unis en 2012, est une bonne nouvelle. D’une car Ron Rash a des qualités de stylistes, et arrive à dépeindre parfaitement la nature et ici plus précisément les Appalaches. La beauté de la nature côtoie ici la rudesse du climat et l’isolement. D’autre part car Une terre d’ombre est un formidable roman policier, recelant une certaine dose de mystère. En 1918, Laurel et Hank, une sœur et un frère, vivent dans un vallon reculé de Caroline du Nord. Alors que Hank apprend à vivre avec une main en moins qu’il a perdu lors des combats de la Première Guerre mondiale (les Etats-Unis ont rejoint le conflit en 1917), sa sœur Laurel se sent mystérieusement attirée par un vagabond joueur de flûte. Ce dernier s’installe à la maison. C’est donc à ce moment que débarque la tragédie, mais aussi une atmosphère de polar qui ne nous fait pas lâcher le roman.
Hors gel, Emmanuelle SALASC, Folio, 496 pages, 10,90 euros
Son empire, Claire CASTILLON, Folio, 192 pages, 7,50 euros
Argile et cendres, Zoé ELDENBOURG, Folio, 1056 pages, 14,70 euros
Théâtre II (Conversations après un enterrement – La Traversée de l’hiver – « Art » – L’Homme du hasard – Bella Figura), Yasmina REZA, Folio, 496 pages, 9,20 euros
Invasions divines. Philip K. Dick, une vie, Lawrence SUTIN, Folio, 736 pages, 10,90 euros
Une terre d’ombre, Ron RASH, Folio, 320 pages, 9,20 euros
« La Danse des oubliés » : l’enquête aux confins de Johanna Krawczyk
par Yael Hirsch22.07.2024
«Feu Saint Antoine», amitié lettrée et quête de soi par Bruno Messina
par Yael Hirsch22.07.2024
