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Du vrai et beau chant verdien pour le « Ballo in maschera » au Liceu de Barcelona

par Paul Fourier
19.02.2024

L’opéra de Verdi est porté par une distribution globalement homogène, une direction magnifique et par la mise en scène décadente de feu Graham Vick qui parvient à tirer le meilleur d’une intrigue linéaire, mais à la structure toutefois surprenante.

Un contexte politique tourmenté et des censures implacables

Un ballo in maschera, ce fut, avant tout, un feuilleton à épisodes qui confronta Verdi aux censures de deux royaumes d’Italie. D’un côté, nous avons un compositeur (« V.E.R.D.I ») qui ne faisait pas mystère de ses idées révolutionnaires et unificatrices ; de l’autre, des royaumes indépendants de la péninsule italienne en fin de parcours et sur la défensive, pour lesquels la censure institutionnelle était une arme émoussée, mais encore inflexible jusqu’à l’absurde.

Au départ, l’intrigue du « bal » devait s’articuler autour d’un fait historique réel, l’assassinat, en 1792, du Roi de Suède, Gustav III. Mais, au mitan des années 1800, l’histoire européenne est frappée de soubresauts, souvent conséquences de la Révolution française. Ce sont tantôt des coups d’État, tantôt des contre-coups d’État. Tantôt l’on cherche à faire prospérer les acquis de la Révolution, tantôt des retours de bâton réactionnaires cherchent à rétablir le fait monarchique et ses contraintes.

Lorsque Verdi soumet à la censure napolitaine le livret élaboré avec Antonio Somma (sur la base du drame Gustave ou Le Bal masqué d’Eugène Scribe), le compositeur a déjà la « trilogie populaire » à son actif, ainsi que Les vêpres siciliennes et Simon Boccanegra.

Mais le contrat est établi avec l’Opéra de Naples et sur le Royaume des Deux Silices règne un monarque absolu, Ferdinand II, lié à la dynastie des Bourbons… et, de surcroît, parent de Louis XVI. Ferdinand a été lui-même victime d’un attentat, en 1856 (il décèdera finalement de maladie en 1859) et l’idée que le personnage assassiné dans l’opéra soit un souverain n’est pas acceptable ! La censure exige de trouver un personnage moins représentatif, de changer d’époque et de renoncer à l’assassinat par arme à feu.

Verdi s’exécute : le personnage devient un Duc, l’action s’éloigne en Poméranie et le titre passe de Gustav III à Una vendetta in domino.

Mais… le 14 janvier 1858, Napoléon III, à son tour, est la cible d’une tentative d’assassinat fomentée par… des révolutionnaires italiens. L’attentat donne alors un autre prétexte au chef de la police napolitaine qui exige de nouvelles transformations pour l’opéra qui serait renommé Adelia degli Ademari et déplacé dans la Florence médiévale. Tout lien entre le personnage et la monarchie doit, désormais, être coupé, et, pour autres exigences, il faut modifier la scène de la voyante, retirer celle du tirage au sort de l’assassin ainsi que celle du bal ; et enfin, le meurtre doit avoir lieu en coulisses.

Trop, c’est trop ! Et Verdi rompt alors le contrat avec Naples et engage des négociations avec l’Opéra de Rome, la ville du Pape… guère plus progressiste.

Finalement, après de nouveaux grands coups de ciseaux, l’opéra devient Un ballo in maschera et l’intrigue finit par se stabiliser… dans un Boston imaginaire avec une voyante noire et un assassin qui est plus motivé par la jalousie que par le complot politique. La classe conservatrice aux abois et terrifiée par les perspectives de Révolutions, a alors suffisamment éloigné le risque d’interprétation idéologique et l’opéra est créé au Teatro Apollo, le plus grand théâtre Romain de l’époque, le 17 février 1859.

Ironie du sort, en 1859, le système ancien des États italiens s’écroule comme un château de cartes sous les coups de boutoir des alliés opposés à l’Autriche et du mouvement mené par Garibaldi qui met fin à la domination des Bourbons.

Au bout du compte, l’opéra s’articule autour de soupçons d’adultère, de rapports de force virils (voire machistes) entre les personnages, et de désirs de vengeance aveugle.

La structure musicale de l’œuvre reste, néanmoins, tout à fait particulière et le dernier acte qui oscille entre badinage et drame, montre un Verdi plutôt atypique, mais néanmoins maître de scènes d’ensemble miraculeuses, telles que celles qui ponctuent la totalité de la fin de l’acte I. C’est en fait, apparaissant comme une parenthèse dans la carrière du Maître, un opéra sombre constitué de nombreux contrastes, dont les moments plus légers ne servent qu’à préparer la page dramatique qui va suivre.

Du bien beau chant verdien !

Le Liceu a donc décidé de remettre à l’affiche cette œuvre qui ne compte pas parmi les plus célèbres du compositeur. Et l’on ne peut que se satisfaire de la présence de voix totalement adaptées pour défendre cette partition. Incontestablement, les deux moteurs de la soirée sont le Riccardo et l’Amelia, idéalement distribués avec Freddie de Tommaso et Anna Pirozzi.

Le ténor (qui nous avait laissé une impression mitigée dans Carmen aux Arènes de Vérone) s’affirme, cette fois, comme un chanteur verdien de premier ordre. La beauté du timbre, la voix sonore et la projection remarquable en font un héros impétueux, un personnage qui se permet de courtiser la femme de son meilleur ami, croit bien naïvement qu’il n’y aura pas de conséquences, et qui sous-estime les risques d’un complot.

Ce qui surprend d’emblée chez de Tommaso, c’est une forme d’énergie exaltante, révélatrice de la jeunesse de l’artiste, d’une jeunesse fougueuse qui le conduit, par moments, à se laisser porter par sa voix opulente et à ouvrir un peu exagérément les voyelles pour rendre le chant plus spectaculaire, et à ne pas encore être, toujours, suffisamment rigoureux sur sa ligne de chant. L’on peut espérer qu’une progressive maîtrise de l’instrument lui permette, bientôt, d’atteindre la perfection.

Cela étant, dans ce Ballo, il commence à faire preuve de son talent dès le début de l’acte I, avec un « La rivedrà nell’estasi » de pure beauté, très homogène sur tout le registre (y compris l’aigu final). Le « Di’ tu se fedele / Il flutto m’aspetta » de la scène de la sorcière, s’il est très musical est couronné d’un aigu prudent.

Le « È scherzo od è follia / Siffatta profezia » (« Plaisanterie ou folie / Que cette prophétie. ») est d’emblée enflammé. Dans le dernier acte, son « Forse la soglia attinse / Ma se m’è forza perderti… » est un sommet de chant verdien tant le ténor peut oser une puissance débridée sans sacrifier le style et la beauté de la voix.

À la suite, il se permet même, alors qu’il est absolument déchaîné avec le « Sì, rivederti, Amelia / E nella tua beltà / Anco una volta l’anima / D’amor mi brillerà » (« Oui, je te reverrai, Amelia / Et mon âme, encore une fois /En voyant ta beauté /Brûlera d’amour ») d’enflammer soudainement le public et de déclencher des applaudissements spontanés, tandis que l’orchestre continue à jouer.

De Tommaso est de cette race de ténor qui, par sa voix et son engagement, est capable de provoquer le délire et c’est terriblement excitant !

Avec ce Ballo, Anna Pirozzi confirme sa totale adéquation avec un Verdi qui apparaît comme le débouché naturel de ses origines italiennes et d’une rigueur stylistique absolue qu’elle pratique en tout instant. La voix est large et ronde, idéale pour Amelia ; les graves sont somptueux, le médium riche. D’un point de vue dramatique, elle sait donner de la présence à une héroïne passablement malmenée par le livret, une héroïne qui, sitôt qu’elle tombe amoureuse, est accusée d’adultère et humiliée pas son mari. Dans le premier acte alors qu’elle doit aller chercher la mystérieuse herbe dans le cimetière, son « Consentimi, o Signore… » (« Accorde-moi, Seigneur… ») soutenu par les autres chanteurs et l’orchestre, est poignant.

Le grand air d’ouverture de l’acte II « Ecco l’orrido campo ove s’accoppia… » (un air qui, incontestablement, anticipe déjà le « Tu che la vanita » d’Elisabetta dans Don Carlo), appuyé sur un orchestre d’élite et l’attention permanente de Frizza, est somptueux, car la soprano fait là un noble déploiement de la totalité des qualités de sa voix, des graves aux aigus, du piano au forte.

Au troisième acte, son « Morrò, ma prima in grazia… » (« Je mourrai, mais d’abord, par pitié… ») qu’elle se permet de ralentir  à l’extrême par moments, et qui montre la femme perdue qui n’attend plus rien de la vie, est d’une beauté à pleurer et, probablement, le sommet absolu d’une soirée, une soirée qui, reconnaissons-le, aura montré, de toute façon, plus d’un pur instant de beauté.

 

Le plaisir aura été, aussi, de constater la symbiose parfaite entre le ténor et la soprano, tant ils sont à égalité de puissance et peuvent idéalement mettre en valeur la complémentarité de leurs timbres. Ainsi, le duo d’amour dans le cimetière, qui atteint un niveau superlatif, est clairement l’un des plus somptueux passages de l’opéra.

 

Dans le rôle de Renato, Arthur Rucinsky se montre avec les qualités qu’on lui connaît déjà dans Verdi, à savoir une voix solide et une indéniable efficacité, ce qui se confirme dès son air de l’acte I (« Alla vita che t’arride ») puis dans un grand air somptueux « Eri tu che macchiavi quell’anima » (« C’est toi qui as souillé cette âme ») qu’il assure avec une longueur de souffle fabuleuse. Si l’on devait émettre de très légères réserves, ce serait sur une étendue de voix finalement limitée et sur un manque de rondeur qui peuvent, parfois, faire défaut pour apporter les nuances nécessaires à l’image vraiment noire et détestable de cette crapule de mari et d’assassin.

Pour Ulrica, l’on est, une fois de plus, amené à se demander quelles sont les raisons – hormis l’envie de sortir d’un strict répertoire belcantiste – qui poussent Daniela Barcelona à persévérer dans des rôles indéniablement trop lourds pour elle. Cela ressort particulièrement dans le solo de début de sa grande scène, alors qu’elle est contrainte à forcer sa voix, faisant, au passage, apparaître un vibrato de plus en plus prononcé, notamment dans les aigus. Il est vrai qu’il n’en reste pas moins que l’artiste a une sacrée allure en scène et que lorsque le chant devient moins forte, le médium retrouve alors couleurs et stabilité.

S’il est finalement un rôle ingrat (mais qui ne manque jamais de produire des applaudissements nourris aux saluts), c’est bien, pour un soprano léger comme Sara Blanch, celui d’Oscar. La Catalane de l’étape qui s’est distinguée, ces derniers mois, dans des premiers rôles bien plus valorisants (La Sonnambula à Nice, La fille du régiment à Bergame, Aureliano in Palmira à Pesaro à l’été 2023) est parfaite dans un rôle qui ne donne, malheureusement, avec ce côté « bouffon du Roi », qu’un aperçu limité de ses réelles capacités. Cela n’empêche pas son « Volta la terrea » du premier acte d’être interprété avec l’entrain juvénile adéquat et les aigus idoines. Quant au « Ah! Di che fulgor, che musiche » du début du bal masqué, il est étourdissant de virtuosité.

Les rôles tout à fait consistants de Tom et Samuel sont tenus par les excellents Luis López  Navarro et Valeriano Lanchas, tant ils donnent de la présence aux deux rôles de comploteurs. Et l’on peut adjoindre dans les éloges le Silvano de David Oller et sa très belle diction.

 

À la tête de l’Orchestre symphonique du Grand théâtre du Liceu, Riccardo Frizza que l’on connaît bien dans le répertoire belcantiste, montre aussi ici son adéquation avec Verdi. La force de l’orchestre donne à l’ensemble un rythme magnifique, notamment dans des passages clés et les scènes de groupe comme le « Alle tre » ou la conclusion du premier acte. Il impose une tension permanente qui, jamais, ne retombe, une puissance qui privilégie la beauté de la musique de Verdi, sans chercher, pour autant, à produire un son trop spectaculaire. On pourrait accumuler les exemples de scènes dans lesquelles la rythmique atteint la perfection, ou celles où l’usage des cuivres et des percussions contribue à une tension extrême, comme dans la scène du tirage au sort.

 

Le chœur du Liceu (direction Pablo Assante) qui occupe une belle place dans les trois actes du Ballo (souvent dans les scènes les plus dramatiques) s’avère, aussi, extraordinaire tant il participe, avec précision, à la pression dans toutes les scènes clés.

Enfin, la mise en scène de Graham Vick (décédé en 2021), reprise ici par Jacopo Spirei, est très efficace. Assez baroque dans son propos, articulée autour d’un tombeau monumental, centre de l’action pendant tout l’opéra, elle oppose, jusqu’à la caricature, le peuple fêtard, décadent (et très gay) du bal masqué et du Riccardo insouciant à l’austérité des autres solistes. Si les scènes intimistes sont parfaitement réussies, la mise en scène peut aussi s’appuyer, pour la dynamique, sur les chorégraphies très débridées de Virginia Spallarossa dans les scènes de groupe.

Ainsi, il aura fallu aller à Barcelone pour retrouver ce Bal masqué, cet opéra assez atypique de Giuseppe Verdi, ici, magnifiquement servi. Alors que la température atteignait 20 degrés en journée (en plein mois de février, sic), la chaleur et la beauté régnaient aussi sur la scène du Liceu. Que demander de plus ?

 

Visuels : © A. Bofill / Liceu