L’édition 2024 du Festival d’Avignon voit des voix puissantes émerger, s’affirmer à travers des œuvres hybrides – ou (dé)collages scéniques – articulant avec virtuosité la fiction et le réel. La fiction comme Guet-apens du réel, une vitalité revigorante et réjouissante qui nous fait voyager de l’Europe à l’Amérique latine au cœur des formes du collectif, des chemins de la justice, des égalités, de l’amour et du désir, de la subjectivité et de la mémoire au présent. Un dialogue vif autour du pouvoir révolutionnaire de la fiction. Sélection non exhaustive.
Parce que « nommer », c’est « reconnaître ». D’abord, il faut les nommer : Yoseli, Paulita, Carla, Estefania, Noelia et Ignacio. La metteure en scène Lola Arias a rencontré ces femmes cisgenres et trans lors des ateliers de théâtre qu’elle a dirigés en 2019 dans la prison pour femmes d’Ezeiza, à Buenos Aires, en Argentine.
Au fil du temps, le film documentaire REAS est devenu aujourd’hui la pièce de théâtre/manifeste qui bouscule la biographie, Los dias afuera (« Jours dehors ») Face caméra ou face aux spectateurices, Yoseli, Paulita, Carla, Estefania, Noelia et Ignacio y apparaissent dans leurs propres rôles. Avec leur verve provocante et extraordinaire, elles y racontent leurs histoires façon télénovela furieuse et karaoké coloré dans une scénographie qui se constitue à vue : drogue, incarcérations, transphobie, violences policières, exclusion, pauvreté. Elles ne lâchent rien.
Le chant est leur élan révolutionnaire joyeux, il s’enracine dans le désir et l’amour. Leurs chansons, ce sont des chansons d’amour. Peut-être parce que comme l’entend Alain Badiou, l’amour est un acte de résistance politique. C’est l’épreuve de l’évènement-incommensurable, du multiple, et de la conduite à risque : « l’amour est ce qui va rendre raison de la nécessité d’explorer une expérience du monde qui n’est pas celle de l’Un, mais celle du Deux. Si l’amour est une pensée, il est la pensée du Deux et de la différence comme fécondité, construction particulière du monde ».
Los dias afuera de Lola Arias, c’est la capacité à parvenir à l’essentiel : enregistrer la vie, célébrer les choses telles qu’elles sont, dans l’ici et maintenant ! Et la joie militante. Ça doit être ça, retrouver son existence.
Dates de tournée en Belgique : du 12 au 15 février 2025, Théâtre National Wallonie-Bruxelles, Bruxelles
De quelles histoires sommes-nous les héritiers « dans le pays de la métisserie » ? C’est bien la question posée par Severine Chavrier dans sa dernière création Absalon, Absalon ! d’après l’œuvre fleuve éponyme de William Faulkner. Après Les Palmiers sauvages, c’est la seconde fois que la metteure en scène s’attaque à l’œuvre polyphonique de l’auteur américain.
Ici, la fiction se déploie à mi-chemin entre l’image filmée, le théâtre et la danse : c’est l’histoire – digne des Atrides – de Thomas Sutpen assoiffé de reconnaissance sociale qui échoue dans l’inceste et le fratricide à fonder une dynastie pérenne, sur fond de guerre de Sécession (ou « The Civil War ») entre les nordistes (Union) et les sudistes (Confédérés) et d’abolition de l’esclavage.
Dans Absalon, Absalon ! Severine Chavrier inaugure une façon singulière de brouiller les frontières du théâtre, jouant des corps dansants de la krumpeuse et chorégraphe Hendrickx Ntela et de la star ivoirienne du coupé/décalé Kevin Bah (alias Ordinateur) ; de la caméra infra-rouge en direct – il faut saluer la virtuosité de la cadreuse Claire Willemann. Et des diverses échelles : la maison – motif récurrent dans plusieurs pièces du festival – est y représentée tour à tour par le biais de structures métalliques, de l’image d’une façade coloniale ou des corps des acteurices qui la dessinent à même le sol.
L’art de « monter » – l’image, le jeu des acteurices et la danse – de la metteure en scène crée un territoire artistique époustouflant, à la fois multiple et déhiérarchisé qui génère une réflexion au-delà du cadre restreint de la petite histoire et de la représentation elle-même. La trame fictionnelle se perce en effet d’autres saillies, évoque des questions d’aujourd’hui tout en paraissant engluées dans le XIXème siècle : les questions de racisme et d’identité, la survivance de l’africanité chez les américain.es et les idéaux d’égalité. Là est la force de Absalon, Absalon ! de Séverine Chavrier. Une manière fictionnelle de lire et d’affronter la réalité, aujourd’hui.
Liberté cathédrale – première création de Boris Charmatz avec les danseurs Tanztheater Wuppertal – c’est le pari réussi de déplacer l’objet chorégraphique, de l’église pas loin de Wuppertal au Stade de Bagatelle en Avignon – là, précisément où Jean Vilar et Gerard Philippe jouaient au foot. Où Boris Charmatz a présenté Levée des conflits en 2011, puis Cercles en 2024.
Naturellement d’un même mouvement, la pièce de danse aussi infinie qu’un terrain de stade accorde avec brio la danse et le chant, l’urgence et la lenteur, la violence et la douceur dans les nappes de musique d’orgue rythmée de Phill Niblock et la torpeur de la nuit.
Déphasage, oscillation et battement de cloche incorporés s’imposent avec vigueur au sens propre comme au figuré dans la trame chorégraphique découpée en cinq actes. Auxquels s’ajoute la tension du regroupement et de la dispersion, au gré du deuxième mouvement de l’opus 111 de Beethoven chanté a capella « lalala », du vers culte prononcé « no man is an island/ entire of itself » du poème For Whom the Bell Tolls de John Donne ou de la chanson pop Fuck The Pain Away de Peaches.
Dans un quadri-frontal débordé par un mini théâtre de plein air, le récit se construit ici sur les limites du flou heurté, se démultipliant dans le hors terrain et incluant les publics : les danseur.ses chantent, murmurent aux oreilles des spectateurices, créant ainsi une expérience chorégraphique « bruitiste » en plein air.
Enserrant les publics dans un tourbillon éclatant, la danse parfois poétiquement parfois crûment confère à sa sorte d’étreinte, un horizon très dense. Et surtout, la puissance folle de la mobilisation. Où notre avenir peut s’y révéler soudain.
Il suffit de regarder l’installation chorégraphique vivante de Forever deux heures durant pour se rappeler la force de la pièce Café Müller créée par Pina Bausch en 1978, inspirée du café de ses parents ! Dans un dispositif quadri-frontal – observable aussi depuis les coursives à la Fabrica -, ce qui relève de la virtuosité du geste de Boris Charmatz et des danseur.ses du Tanztheater Wuppertal, c’est leur capacité de nous donner à voir le processus de transmission de l’œuvre dans une première partie, et surtout comment elle entre au répertoire « vivant » dans une seconde partie. Ce qui produit un trouble, ouvre une brèche spatio-temporelle, crée du sens. Ce qui nous fait basculer dans un autre registre, non plus seulement « narratif » – l’amour dans tous ses états et les chaises bousculées – mais aussi « sensoriel, » comme un secret à partager ensemble. C’est l’une des œuvres majeures du festival.
C’est toujours vertigineux de penser que les arts peuvent à leur manière réagencer le monde pour mieux le regarder, l’écouter, l’éprouver et aussi le déplacer un peu. C’est ce que peut précisément le geste prodigieux, à la fois performatif et ritualisé de l’artiste indigène queer Tiziano Cruz – grande révélation du festival – depuis l’endroit d’où il vient, d’« un endroit perdu dans la montagne, dans le nord de l’Argentine », Jujuy : « un territoire qui parle de moi et me donne la parole ».
Les deux chants Soliloquio (2020) et Wayqeycuna (2024) – qui clôturent la trilogie Tres maneras de cantarle a una montaña débutée en 2015 avec Adiós Matepac, dédiée à sa sœur Betiana Cruz décédée à l’âge de dix-huit ans des suites d’une grippe mal soignée – métabolisent ce qu’il y a actuellement de plus actif en termes d’écriture, esthétiquement et politiquement sur la scène internationale par le biais de l’hybridation des disciplines : poésie sonore, arts de la performance, théâtre, film documentaire. Et surtout, du travail sur le détail pour trouver quelque chose de vrai.
Avec la gravité de l’exigence et la douceur de l’espoir, Tiziano Cruz ne nous laisse pas tranquille. Il veut partager avec nous son voyage qui l’emmène au cœur de son histoire personnelle – sa sœur Betiana, son père Don Manuel Cruz, son neveu Tizianito – et de sa communauté. « Pas de révolution sans subjectivité, une révolution sans subjectivité : plus jamais », assène-t-il dans Soliloquio.
Dans Soliloquio et Wayqeycuna, la relation avec tout ce qui l’entoure – toutes les vies ! – participe directement au dispositif de la représentation en produisant des images obsédantes. Et interagissant avec les questions sur la pauvreté systémique, « l’institutionnalisation du racisme », la dépolitisation de la condition d’indigène ou le désir « de vivre et de ne pas survivre » de celles et ceux dont les dents pourrissent avec le temps et qui ne sourient plus. « Un pauvre se reconnait à ses dents », insiste l’artiste dans Wayqeycuna.
Il suffit d’écouter le performeur/poète dans Soliloquio pour comprendre que la question des identités est avant tout une question d’égalité : « Souvenez-vous toujours, en Argentine, nous ne sommes pas tous égaux, c’est pourquoi il faut se distinguer et se nommer ». Et que pour que la douleur cesse de nous hanter, il faut en faire le deuil. C’est tout le sens de la dernière scène magnifique de Wayqeycuna qui réunit les vivants et les morts dans une cérémonie de partage de petits pains qui nous plonge dans une rêverie éveillée, émouvante : celle d’une communauté sur le chemin de l’apaisement.
Ne serait-ce que pour s’approcher de la puissance révolutionnaire des mots du poète, recomposer notre champ de vision et déciller notre regard trop sûr de lui, il faut faire corps avec son corps, à contre-courant d’une pensée dominante. C’est sans doute l’attitude la plus intransigeante exigée dans Soliloquio et Wayqeycuna.
Tout au bout, quelque chose de subtil et d’étonnant perce, c’est le voisinage qui existe avec ce que dit Pina Bausch dans Forever de Boris Charmatz : « faites place aux personnes, aimez ». C’est ce que nous demande en retour Tiziano Cruz en se réfugiant dans la lumière dans Soliloquio et les rêves des fées dans Wayqeycuna : « sur des fils délicats, je fais des rêves de fées ».
Dans l’obscurité illuminée, nous nous souvenons que Tres maneras de cantarle a una montaña est aussi et surtout peut-être, une grande trilogie d’amour fou !
Dates de tournée en Belgique : Soliloquio- 20 & 21 novembre 2024, Festival Proximamente avec KVS, Kaaitheater, Bruxelles
Après Hamlet découvert au Festival d’Automne en 2023, la pièce La Gaviota librement inspirée de La Mouette de Anton Tchekhov créée au Centro Dramático Nacional-Madrid, confirme la virtuosité folle de la metteure en scène et dramaturge péruvienne Chela de Ferrari – également directrice du Teatro La Plaza à Lima – invitée pour la première fois au Festival d’Avignon.
Il s’agit ici moins d’une « revisitation » (doit-on repréciser le pitch ?) que d’une « inflexion » légère et pourtant radicale du classique tchékhovien dans la manière dont l’artiste accueille avec les douze acteurices voyant.es, mal-voyant.es et non voyant.es ce moment où « ce qui n’est pas visible » affleure le plateau pour immédiatement se dérober et rester flottant. Comme le vertige existentiel qui enserre tous les personnages de La Mouette pour atteindre l’immémorial. Et le voile de la musique de Nacho Bilbao qui infuse partout le splendide et le doux-amer, à la fois.
Décalage et ambiguïté des mouvements, des regards et des mots incarnés avec une grande précision et de tout cœur par les acteurices – brillant.es ! – : notre regard peut s’attarder sur un mouvement quasi chorégraphique, tandis qu’ailleurs, l’abondance des actions et/ou des dialogues peut nous distraire. Ainsi, la scène d’amour (évanescence amoureuse la plus pure ou viol le plus abject ?) entre la jeune actrice Nina – extraordinaire Belén González del Amo ! – et le séducteur Boris Trigorine – magnifique Agus Ruiz ! – qui trouve un écho très actuel dans le mouvement #MeToo, peut passer inaperçue au milieu de la fête/clubbing où tout le monde continue de danser, l’air de rien.
Pour Chela de Ferrari, la mise en scène est dès lors jamais une fin en soi, mais constitue plutôt le moteur de légers dérèglements entre le goût pour les variations de rythme et l’art de la suspension participant beaucoup de l’ouverture folle du récit de La Gaviota.
Le sommet de La Gaviota tient aussi à la composition des scènes chorales d’une beauté extatique venue d’on ne sait où, qui vient couper le souffle. Et amène les spectateurices à trouver la juste distance, à regarder dans la même direction que les personnages. N’est-ce pas lors des claires nuits d’été que l’on découvre le ciel bleu et or ? ! Là, où le feu, la passion et les étoiles toujours menacent extraordinairement les amoureux.ses des nuits blanches, érotiques et cosmiques. Cette élévation du regard est l’apanage du geste de Chela de Ferrari. Qui regarde ? Que regarde-t-on ? Tchekhov devenu soleil de la nuit, aller vers lui n’en est que plus brûlant.
Écrire à partir de la guerre en Ukraine en pleine expansion ! Voilà le geste de la metteure en scène et dramaturge polonaise Marta Górnicka dans la création Mothers – a Song for Wartime – lue dans la cour du Musée Calvet au festival en 2023. Contrairement au chœur des femmes dans la tragédie grecque qui se lamente, pleure et se désole, les vingt-et-une femmes de Pologne, d’Ukraine et de Biélorussie et une enfant de 11 ans – qui s’auto-représentent, et savent bien ce que font les violences et le viol comme arme de guerre -forment le chœur de contre-lamentation intergénérationnel dans la tradition de Anasyrma dirigé par Marta Górnicka – dans le public.
Dans la Cour d’honneur nue, elles haranguent les spectateurices, ne cherchant ni à illusionner ni strictement à documenter, entrechoquant différents matériaux textuels : discours politiques, poèmes pour enfants, chansons pop, Sophocle ou Euripide. Et (re)constituant ainsi différentes lignes ou figures « constituantes » sur le plateau : cercles, diagonales. Sans doute pour mieux rompre avec la mono-forme des récits médiatiques et le regard univoque.
C’est dans ce sens qu’il faut comprendre le geste de Marta Górnicka. Comme une sorte de statement non sophistiqué, rugueux et menaçant à portée de corps et de chants qui vient nous piquer dans un contexte pesant.
Qu’est-ce qui trouble plus qu’un portrait d’artiste réalisé par un autre artiste ? Dans Portrait d’artiste, Tiago Rodrigues, l’artiste et directeur du Festival d’Avignon découvre en lisant le texte écrit par Mohamed El Khatib, entre le 1er et le 30 juin 23h59. L’enquête nourrit ici lentement la trame d’une fable où rayonne une joie un peu folle qui embrasse toute la cour du Musée Calvet dans le cadre des Fictions France Culture imaginées par Blandine Masson, celles des premiers jours de soleil après trois longues semaines de grisaille électorale en France.
Ici, il n’est pas question de faire l’éloge fétiche de Tiago Rodrigues mais plutôt de tenter de comprendre dans les éclats qui est – possiblement ? – l’artiste en cherchant partout, du côté de l’archive intime, de la création, du politique. Et surtout, d’un jeu qui a ses règles – expliquées brièvement par Mohamed El Khatib : règle n°1 : tu as le droit de dire que ça ne te convient pas. Règle n°2 : tu as le droit de faire trois commentaires (ou trois jokers). Règle n°3 : si le texte dit du mal de l’équipe de foot du Portugal et/ou de Cristian Ronaldo, tu ne peux rien dire. Le jeu ouvre là le champ de la comédie, du fantasme et du vacillement émotif. Les spectateurices passent constamment du rire à l’émotion. C’est le tempo El Khatib, durant lequel les deux artistes s’en remettent l’un à l’autre, entre le thé à la menthe et le verre de Porto.
Outre le piment du comique de situation, le plus jouissif et le plus intéressant est de regarder comment Tiago Rodrigues peu à peu lâche prise, se laisse envahir par sa bio non autorisée à la première personne du singulier sans jamais quitter son air amusé et ses yeux ronds, ni le ton de sa voix qui dit « oui » et « non » en même temps. Ou qui dit une fois « Joker » ! Tout simplement, parce qu’il ne peut pas dire qu’il a grandi sous la dictature : il est né trois ans après la Révolution des Œillets. Parce qu’il ne veut pas s’approprier ce qui ne lui appartient pas. Parce qu’il ne veut pas trahir la mémoire de celles et ceux qui ont résisté et vaincu la dictature de Salazar.
Mohamed El Khatib se révèle ici habile à croquer le portrait de l’artiste. Il laisse se deviner ce qui ne peut se dire d’emblée publiquement : la ténacité d’un amour pour sa grand-mère par-delà la mort, les conversations téléphoniques avec sa mère le dimanche matin, le goût immodéré pour le discours en famille face aux problèmes de plomberie. Et plus gravement, « pour toujours, qu’une vie vaille une autre vie » !
C’est une manière là encore très El Khatibienne de ne pas laisser tranquille Tiago Rodrigues en faisant rebondir dans son portrait ChatGPT et les archives sonores : « quelles sont les deux passions de Tiago Rodrigues ? » Le fado et Mitterrand. Ou encore l’actualité du festival et la désormais « controverse Angelica Liddell » ou la sempiternelle phrase « je t’aime, je t’aime, Oh oui, je t’aime, Moi non plus » des artistes et des critiques : peut-on critiquer les critiques ? « Je n’oppose pas la liberté d’expression des critiques à la liberté de création des artistes », répond l’artiste. De fait, par ces brèches, le portrait de Tiago Rodrigues gagne en profondeur, c’est dans les écarts que l’on perçoit le mieux son mystère.
« Tiago Rodrigues, un discours de moins » sera l’épitaphe. Portrait d’artiste, Tiago Rodrigues pourrait se terminer là après avoir déchainé les rires des spectateurices. Mais pour Mohamed El Khatib, c’est un peu trop banal. Alors les questions de l’entourage de l’artiste surviennent comme une ellipse spatiale, suspendue. Cult ! Diffusion sur France Culture.
Dans Dämon. El funeral de Bergman qui s’inscrit dans ce que Angelica Liddell appelle « le temps des funérailles », il est effectivement frappant de retrouver la toute-puissance de l’artiste dans sa manière d’occuper le plateau évidé de la Cour d’honneur du Palais des Papes et faire de l’enterrement de Bergman, une sorte de manifeste lyrique, grandiose.
L’artiste espagnole donne véritablement vie à l’enterrement de Bergman. A moins que ce soit le sien ? Car le propre du travail Liddellien n’est-il pas de créer des spectacles pour que sa vie devienne des spectacles ? ! N’est-ce pas d’ailleurs pour cette raison que l’artiste agace et qu’elle est parfois « malmenée » par la pensée – trop courte ? – de certaines critiques ?
Dämon. El funeral de Bergman n’est pas un objet artistique rassurant, il est incandescent, il brûle. Il est comme un souffle chaud dans le cou. Les mondes de Liddell et Bergman divergent et convergent, à la fois. C’est ce qui créé justement une dynamique qui stimule l’imaginaire des spectateurices, en procurant en premier lieu chez elles.eux une incertitude intense, puis des affects, et des réflexions autour du refoulement, de la finitude. Et de la société actuelle, tout simplement.
Plus la pièce avance, plus sa ligne sombre s’éclaircie, révélant une tranquillité d’une profondeur inédite dans le répertoire de l’artiste. Il y a là quelle chose à fouiller qui inspire un émerveillement sincère. L’histoire de Angelica Liddell n’est pas finie, loin de là.
Dates de tournée en Belgique : saison 2025/2026 / Théâtre de Liège
On le sait. Le théâtre de Caroline Guiela Nguyen, c’est l’art du montage mais sans « les effets de montage » entre le théâtre et l’image filmée en direct. En découvrant sa dernière création Lacrima, on songe en effet immédiatement à sa façon unique de produire une singulière tension entre l’immobilité et le mouvement, entre la pose et la vitesse, entre l’euphorie et la dépression. Et entrecroiser les diverses strates de temps et d’espace.
Dans Lacrima, la metteure en scène et dramaturge nous tient en haleine, du début à la fin, dans les espaces froids de la maison de haute couture parisienne, de l’atelier des dentelières d’Alençon ou de l’atelier des brodeurs de Mumbai. La grâce semble les avoir tous étrangement désertés alors qu’iels s’affairent à confectionner la robe de mariée de la princesse d’Angleterre, la plus belle du siècle dans les règles les plus hautes de l’artisanat d’art.
La violence sourde du néocapitalisme irrigue presque chaque scène de Lacrima en prenant tout son temps dans le flash-back : cadences de travail infernales, droit du travail bafoué, maladies professionnelles, vies de famille broyées. C’est à cela qu’œuvre le théâtre de Caroline Guiela Nguyen : faire de l’histoire des violences, le moteur d’une quête où il s’agit de se rassembler, mettre en commun. Et ne pas accepter. Il n’est jamais trop tard.
Dates de tournée en Belgique : les 20 & 21 mars 2025, Théâtre de Liège
Le titre de la pièce Hécube, pas Hécube est à lui seul presque une énigme programmatique. Tiago Rodrigues réussit ici le pari dramaturgique très complexe de relier le fait réel et l’œuvre Hécube d’Euripide en multipliant des sortes de faux-raccords textuels et scéniques. Et à en faire un ensemble parfaitement cohérent et exigeant en plein air dans la Carrière Boulbon.
Dans les va-et-vient entre la maltraitance de l’enfant autiste Otis dans une institution, le méta-théâtre (ou théâtre dans le théâtre) et la tragédie classique – perte d’enfants et vengeance-, le metteur en scène et dramaturge parvient à reconfigurer avec brio l’expérience de la réalité dans l’hors-champ de la fiction (ou la fiction comme Guet- apens de la réalité). Et produire ainsi une réflexion très actuelle – et non, une vérité, la nuance est importante ! – sur la justice avec pour corollaire la dignité, que lui seul est capable de faire avec la talentueuse troupe de la Comédie française. Tout au bout, elle existe dans le cri de la mère Nadia – interprétée brillamment par l’actrice Elsa Lepoivre – dont l’achèvement reste en suspens dans la mélancolie et la joie entrelacées. Hécube, pas Hécube, quelque chose comme une ode très belle au pouvoir révolutionnaire de l’écriture jusqu’au surgissement de la beauté.
Date de tournée en Belgique :17 & 18 janvier 2025 / de Singel, Anvers
Quand la justice ne rime plus qu’avec la répression, la souffrance et donc une forme de violence légale, son sens politique ne s’évanouit-il pas ? En tout cas, c’est la question que l’on se pose en découvrant l’étonnant Léviathan de Lorraine de Sagazan – troisième volet du cycle La réparation débuté en 2020 avec Un sacre (2021) et La vie invisible (2022).
De son odyssée exploratoire dans le monde judiciaire avec le dramaturge Guillaume Poix et une partie de son équipe artistique – plus de deux ans d’enquête auprès d’avocat.es, de magistrat.es et d’ex-détenu.es -, la metteure en scène en tire une œuvre sombrement lumineuse qui, en dépit du poids des réflexions qui l’émaillent, n’a rien d’un espace voyeuriste massif et écrasant à huis clos.
Léviathan s’apparente davantage à un contre-espace qui nous rappelle en premier lieu la puissance émotionnelle de la fiction. Sans doute pour mieux sonder les « abus » de la procédure de comparution immédiate (ndlr : procédure simplifiée qui permet le jugement rapide de l’auteur. trice présumé.e de certaines infractions) au sein des tribunaux en France.
La metteure en scène construit ici des situations dans lesquelles la comparution immédiate vire vite à l’épreuve de survie et à l’injonction de la performance – enfer des rythmes impossibles à accorder. Et l’expérience judiciaire au traumatisme. On juge vite et fort. Au fur et à mesure, le tribunal/chapiteau se teinte d’ombres. La parole souveraine quasi « eucharistique » de la juge domine de plus en plus : « dire le droit » devient chant de messe.
Pour autant, Léviathan, ce n’est pas chercher des coupables. C’est construire des outils de confrontation qui, grâce au théâtre, à la fiction, nous amènent à nous interroger : Qui sont les monstres ? Où sont les monstres ? Les spectateurices sont comme les prévenu.es – incroyables acteurices ! – sidéré.es, désorient.ées face à ce qui apparait « irréparable ».
Au jeu psychologique, Lorraine de Sagazan préfère le jeu des masques qui lissent les visages – non sans rappeler les masques du Cercle de craie caucasien de Bertolt Brecht créé par Benno Besson dans la Cour d’honneur du Palais des Papes au Festival d’Avignon en 1978 – comme pour mieux capter le phénomène d’anonymisation brutal subi par les prévenu.es qui se succèdent les un.es après les autres : personnes fragilisées, broyées, ravagées par le système.
C’est à cet endroit précis que Lorraine de Sagazan situe le théâtre de combat « pour », nous semble-t-il : dans l’espace plein des modulations plastiques – imaginées par Anouk Maugein – et dramaturgiques attestant un geste artistique assuré et aussi apaisé. Là dans la pénombre, le corps de la mère endolori trouve du réconfort tout contre la croupe du cheval qui dévore plus tard le Code pénal. C’est de la plasticité que Léviathan tire sa beauté (extra)lucide. Lorraine de Sagazan fait révolution.
Pour retrouver l’existence en plein Santiago du Chili confiné, il suffit de cartographier sensiblement la ville, et traverser ses rues sur google Map. C’est ce que fait le metteur en scène, dramaturge et acteur chilien Malicho Vaca Valenzuela – invité pour la première fois au Festival d’Avignon – dans la magnifique performance/installation/essai Reminiscencia créée au Festival Internacional de Buenos Aires.
Il filme aussi le quotidien de ses grands-parents, rythmé par les chansons d’amour pour que sa grand-mère atteinte d’Alzheimer ne sombre pas tout à fait dans l’oubli ; un dispositif d’écritures numériques-monstre à la fois, rétrospectif et introspectif sur sa naissance, ses engagements de jeune activiste/runner dans les manifestations sociales de 2019 – juste avant la crise sanitaire mondiale – et sa famille.
A la recherche de la mémoire dans le présent « suspendu » répond la mise en images (archives, mini-films, vidéoconférences enregistrées, images capturées sur le net) sur grand écran et plateau de théâtre évidé. Malicho Vaca Valenzuela se regarde, regarde autour de lui et nous raconte avec un calme profond, une douceur infinie des histoires, les siennes. Elles sont ancrées dans la pensée politique du Chili – qui cherche encore ses tué.es et/ou disparu.es sous la dictature Pinochet – et plus vastement du monde : la mémoire, la pauvreté, les inégalités, les injustices. Et aussi, l’amour. Quand le bitume se retire dans la ville, on lit avec Malicho Vaca Valenzuela les poèmes d’amour du graffeur anonyme transi amoureux sur les plaques de métal, presque 300.
Le naturel avec lequel tout s’accorde dans l’hétérogénéité, la présence tendre de Malicho Vaca Valenzuela au plateau avec son ordinateur portable devant le grand écran où fourmillent les paysages auxquels nous ne sommes pas habitué.es, rendent la forme théâtrale-essai Reminiscencia attachante. Et surtout, édifiante. Là, les personnes sont les lumières d’elles-mêmes. La paix semble soudain possible.
BO.
Visuel : © Christophe Raynaud de Lage
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