Que celui ou celle qui n’a jamais aimé à en mourir nous jette la première pierre. Arrête-t-on vraiment, un jour, d’avoir entre 11 et 15 ans ? Espérons que non. Sinon la vie serait mortellement ennuyeuse. La danseuse et chorégraphe renoue avec les premières fois de cette sensation au choix, d’amour fou, de gouffre, d’extase, de manque et de grands renversements.
Quand l’amour vous saisit, il est toujours question de corps. De cœur qui s’emballe, de ventre qui se noue, d’estomac qui se serre, de salive qui afflue et c’est de tout cela et plus encore que la danseuse et chorégraphe s’empare en le situant dans cette faille temporelle dont on ne se remet jamais vraiment : l’adolescence. Et justement, ce vendredi 8 novembre à 10 heures, le hall du CDCN, l’Atelier de Paris, grouille de jeunes gens. On apprend que la séance leur est dédiée, que pour la plupart, ces classes de collège connaissent Julie et ont travaillé avec elle. Ils et elles ont entre 11 et 14 ans.
Quand nous entrons dans la salle, l’artiste est déjà sur scène, chaussettes et tee-shirt orange, short en jean noir, elle écrit des mots sur un mur noir : « cri », « amour », « extase », « blessure », « ça se fait pas », « feu feu feu », « nouveauté », « bagarre ». Elle s’avance et commence par nous partager un souvenir assez terrible. Elle raconte comment, âgée de 13 ou 14 ans, en vacances en famille, elle est allée danser. Elle a ressenti une liberté intense que sa mère est venue tuer dans l’œuf d’un « ça s’fait pas », de danser comme ça, de danser tout court. Alors, elle n’a pas dansé, elle est allée faire de la philo, et puis, comme un boomerang, la danse est revenue et sa mère a dû se taire et accepter, bien plus tard, que cette liberté-là soit très sérieuse.
Chez elle, la danse reflète tous les mots qui sont autant d’émois. Les pieds au départ bien vissés au sol, le haut du corps complètement déployé, elle exprime ce moment où la croissance s’emballe aussi fort que nos émotions. Les bras sont longs, hauts, les mains en offrande. Le sourire est celui de la révélation, le regard est éberlué au point qu’elle invente le geste de clin d’œil chorégraphique en battant des cils beaucoup, beaucoup. Manège approche par les mots et le geste toutes les sensations de cette période de la vie. Elle dit : « J’ai voulu me reconnecter avec mon moi d’entre 11 et 15 ans. » Cette connexion se niche dans les angles. Les chevilles à l’équerre, les coudes, eux aussi, pliés. Sa danse éjecte toute forme de rondeur, toute forme de douceur. Elle incarne les montées et les descentes de toutes ces premières fois qui sont des chocs pas toujours heureux : premier coup de foudre, mais aussi première honte, premier refus, premières règles.
Le geste part toujours d’une répétition étroite, par exemple, glisser ses mains le long du haut des cuisses, pour aller plus loin, descendre plus bas, aller jusqu’au sol, s’y retourner, s’y tenir en équilibre. Les respirations contenues, mains derrière la tête, évoluent vers un grand cri, langue tirée. Il en faut du temps, pour s’autoriser à être, dans son corps et dans ses désirs, et laisser la danse, cette fois, vraiment libre d’advenir, dans une nuque relâchée et une course sans obstacle.
Manège est une pièce juste, autant chorégraphique que documentaire. Julie Gouju a réalisé un travail qui se place à l’exacte bonne distance entre les mondes adultes et adolescents, elle a fait siens les témoignages reçus par les élèves qu’elle a pu rencontrer au fil de la création. Cela donne un spectacle qui évite toutes les caricatures et qui vous relie, vous, qui n’êtes plus au collège depuis plus ou moins longtemps, au moment où, vous aussi, vous dansiez libre et à l’abri des regards dans votre chambre. Il est temps de recommencer, non ?
Visuel : © Patrick Berger
En tournée, vu en séance scolaire le 8 novembre.