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08.07.2023 → 12.07.2023

Les Ballets russes de Stravinski : le Festival d’Aix renoue avec l’art total de Diaghilev

par Hannah Starman
le 10.07.2023

Ce 8 juillet, dans l’étonnant Stadium de Vitrolles, Klaus Mäkelä et l’Orchestre de Paris présentent les trois grands ballets d’Igor Stravinski en une soirée : L’Oiseau de feu, Petrouchka et Le Sacre du printemps. Dans l’esprit de l’art total de Serge Diaghilev, le triptyque avant-gardiste sera accompagné par les créations cinématographiques réalisées pour l’occasion par Rebecca Zlotowski, Bertrand Mandico et Evangelía Kranióti. La production sera visible à la Philharmonie les 28 et 29 février 2024.

Trois cinéastes revisitent les ballets avant-gardistes d’Igor Stravinski

 

L’Oiseau de feu, Petrouchka et Le Sacre du printemps, les trois ballets commandés à Igor Stravinski par le fondateur des Ballets russes, Serge Diaghilev, entre 1910 et 1913, révolutionnent le monde de la musique et choquent les spectateurs lors de leurs créations parisiennes. Pour présenter ses productions au public, Serge Diaghilev réunit une équipe d’artistes russes exceptionnels, comme les danseurs Mikhail Fokine, Vaclav Nijinski et George Balanchine et les peintres et décorateurs Léon Bakst et Alexandre Benois. À chaque représentation, les Ballets russes créent un spectacle d’art total, fusionnant la danse, la musique et le décor.

 

 

Pour marquer la 75e édition, le festival renouera avec le concept de l’œuvre d’art totale en commandant trois créations inédites qui seront projetées à l’écran pendant le concert. Les cinéastes français Rebecca Zlotowski et Bertrand Mandico et la réalisatrice grecque Evangelía Kranióti proposeront leur vision de L’Oiseau de feu, de Petrouchka et du Sacre du printemps, respectivement. Chacun des traitements cinématographiques avancera à son propre rythme, affichera une esthétique intensément personnelle et suivra un style narratif distinct, mais ensemble, ils formeront une proposition artistique forte et curieusement cohérente.

L’Oiseau de feu (Rebecca Zlotowski)

 

L’Oiseau de feu, inspiré de l’un des contes nationaux russes les plus célèbres et créé le 25 juin 1910 à l’Opéra de Paris par les Ballets russes sur une chorégraphie de Mikhail Fokine, avec des décors d’Alexandre Golovine et Leon Bakst, représente le romantisme tardif de l’école russe. Pour narrer l’histoire du jeune Ivan Tsarévitch, qui vainc le maléfique demi-dieu Kochtcheï à l’aide d’un oiseau fabuleux, Igor Stravinski, le plus jeune et le plus talentueux des élèves de Rimski Korsakov (à qui il dédicacera L’Oiseau de feu) « étire l’expression jusqu’aux plus extrêmes limites de l’harmonie », comme l’explique Klaus Mäkelä.

 

 

Inspirée par les parallèles entre les personnages de L’Oiseau et ceux de son film Planetarium (2016), Rebecca Zlotowski fouillera dans les rushs jamais utilisés pour en extraire une narration visuelle lisse et fantomatique. Les images retrouvées des oiseaux aux plumages colorés et des gros plans sur les visages de Natalie Portman et de Lily-Rose Depp ne cherchent pas à rivaliser avec l’orchestre et n’apportent pas vraiment de valeur ajoutée à l’expérience du spectateur. Mais, tel un ami qui marche à vos côtés, elles accompagnent, naturellement et avec une attention pudique, l’interprétation superlative de l’Orchestre de Paris chauffé à blanc (au sens propre) et dirigé par un Klaus Mäkelä en pleine forme, malgré la chaleur accablante du cube de Rudy Riccioti.

 

Petrouchka (Bertrand Mandico)

 

Petrouchka, créé le 13 juin 1911 au Théâtre du Châtelet à Paris par les Ballets russes, sur une chorégraphie de Mikhail Fokine, avec des décors d’Alexandre Benois, marque un changement radical de direction pour le jeune compositeur. Évoquant la genèse de Petrouchka, Stravinski décrit sa « vision d’un pantin subitement déchaîné qui, par ses cascades d’arpèges diaboliques, exaspère la patience de l’orchestre, lequel, à son tour, lui réplique par des fanfares menaçantes ». Traduite en musique, cette vision incroyablement originale sur le plan du rythme et de l’harmonie, fait de Petrouchka une œuvre véritablement moderne. Écrite pour faire coïncider pratiquement chaque note avec un geste sur scène, Petrouchka est, selon Mäkelä, « d’une certaine manière, plus révolutionnaire que Le Sacre du printemps ». L’interprétation de l’Orchestre de Paris et Klaus Mäkelä sera formidablement rythmée, vigoureuse, précise et pétrie de couleurs et de volume.

 

 

Le choix de Bertrand Mandico pour imaginer la narration visuelle de Petrouchka est indéniablement dans l’air du temps. Réputé pour ses atmosphères étranges, son approche expérimentale et son univers queer et transgressif, Mandico transposera le récit de Petrouchka dans le monde stylisé et impitoyable de la mode. Mêlant l’imagerie underground, le surréalisme et le fétichisme, Mandico remplacera des marionnettes par des mannequins anorexiques et androgynes. Le magicien du folklore russe revêtira pour l’occasion le costume d’une domina borgne et tortionnaire (Nathalie Richard) et la fête de mardi gras se déroulera dans un huit clos souterrain et anxiogène. Transformé en fille famélique et défoncée, Petrouchka ne connaîtra aucune passion amoureuse et mourra d’une overdose dans une indifférence générale. Dans ce sens, Petrouchka de Mandico reste fidèle à l’essence du pantin, imaginé par Stravinski comme « l’éternel et malheureux héros de toutes les foires ». L’esthétique glauque de Mandico et sa narration complexe (écran en diptyque, sous-titres) détournent, à tort, de la musique autrement fabuleuse de Stravinski.

 

Le Sacre du printemps (Evangelía Kranióti)

 

Le Sacre du printemps est une œuvre de rupture qui provoquera un bouleversement artistique sans précédent et un vacarme épouvantable lors de sa création par la compagnie des Ballets russes au théâtre des Champs-Élysées le 29 mai 1913. Une des œuvres majeures du 20e siècle, dans laquelle une jeune adolescente est offerte en sacrifice au dieu du printemps dans l’espoir que ce dernier permettra le renouveau des saisons, Le Sacre du printemps repose sur des fragments de mélodies et de rythmes traditionnels, juxtaposés comme une mosaïque pour créer des heurts d’harmonie, tout en préservant certaines caractéristiques traditionnelles, dont les phrases répétitives et les unités rythmiques irrégulières. Ce « chaos organisé », à la fois ancien et moderne, sophistiqué et « primitif », donne au Sacre du printemps un son gigantesque et répété avec obstination.

 

 

Lorsque le festival propose à Evangelía Kranióti de créer une œuvre autour du Sacre du printemps, la photographe et cinéaste grecque pensera immédiatement à sa traversée du pôle Nord dix ans plus tôt et puisera dans l’imaginaire de son travail antérieur, notamment dans ses documentaires sur la vie des marins (Exotica, Erotica, Etc., 2015) et sur la scène queer de Rio de Janeiro (Obscuro Barroco, 2018). Entre documentaire anthropologique et fiction, son film explore à la fois des questions liées au climat, aux mutations, à la violence, mais aussi à la transcendance, aux rites et à la transition des mondes et des âmes.

 

 

Les icebergs qui craquent et se détachent, les junkies qui végètent au bord des autoroutes à Rio, les rites initiatiques des Indiens, les feux d’artifices, les transsexuels tabassés dans les favelas, etc. : les images de Kranióti sont d’une beauté féroce. Précisant qu’en grec ancien, l’ultime beauté n’est pas sublime mais terrible, Evangelía Kranióti imagine un Sacre du printemps « empreint de cette terreur-là, viscérale et sourde, qui marque la rencontre avec le divin ». Son Sacre incarne la déflagration, l’urgence, le choc des forces telluriques qui se heurtent et la réalité d’une planète prête à exploser. Kranióti bouscule cette humanité (auto-)destructrice au bord de l’abîme qu’elle observe à travers son objectif, mais rend aussi hommage à l’animalité primaire et salutaire de l’humain, doté de spiritualité et encore capable de transcendance. Si le Sacre de Mäkelä est un aboutissement jubilatoire et exubérant d’une soirée extraordinaire, le récit visuel d’Evangelía Kranióti en est la parfaite mise en images.

 

À voir absolument à la Philharmonie de Paris !

 

 

Visuels : © Jean-Louis Fernandez