Rencontre avec les chorégraphes Héla Fattoumi et Éric Lamoureux, directeurs de Viadanse à l’occasion des 30 ans de la Caserne de l’espérance à Belfort, célébrés par une fête de 5 jours, La Caserne danse et de la reprise de leur pièce sur Édouard Glissant avec Raphaël Imbert au saxophone, TOUT-MOUN.
Héla Fattoumi : Un secret normalement, on ne le partage pas, ça reste secret. Mais en réalité, Tout-Moun, c’est peut-être la force d’Edouard Glissant. Cette pensée qui aujourd’hui est absolument nécessaire, c’est une forme de résistance. Résister avec la pensée de Glissant, au monde tel qu’il va, c’est forcément mettre beaucoup d’énergie pour construire une autre façon d’être ensemble, de partager et d’ouvrir les imaginaires.
Éric Lamoureux : Avec les danseurs, nous nous disons souvent que cette pièce en soubassement politique est vraiment une utopie en acte. Et cette notion s’actualise à travers cette pièce au moment où l’on réunit tout le monde. Nous avons la chance aussi d’avoir de nombreux danseurs qui se sont installés à Belfort, à nos côtés. Donc nous les voyons régulièrement. Pour certains d’entre elle, d’entre eux, ils font aussi œuvre aujourd’hui. Ils se lancent en tant qu’auteurs, autrices, et nous les accompagnons. Il y a cette dynamique qui est sans cesse relancée, par exemple, Taoufiq Izeddiou est artiste associé. Et nous partageons certains des interprètes. On peut dire qu’une communauté s’est formée à Belfort depuis Akzak. Et c’est un plaisir de nous retrouver pour célébrer cette pensée foisonnante, chatoyante, d’Édouard Glissant, au plateau.
Héla Fattoumi : C’est Édouard Glissant qui nous est tombé dessus en 2007, au moment où Nicolas Sarkozy mettait en place le ministère de l’Identité Nationale, et que c’était quelque chose de totalement impensable en France, d’arriver politiquement à poser ce type d’institution. Et à ce moment-là, Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau, qui sont donc ces deux penseurs de deux générations Martiniquais, publient un manifeste extrêmement puissant. La rencontre s’est faite par ce texte-là et nous avons fréquenté son œuvre plus de 15 ans, jusqu’à savoir qu’elle est absolument nécessaire, méconnue. Il ne s’agissait pas pour nous de faire message en instrumentalisant un auteur, mais de faire partager une pensée dont nous avons extrait sa voix, parce que Glissant avait une voix très particulière. Un tremblement de la voix, qui est aussi le tremblement de la pensée. Nous avons extrait ce qui nous paraissait être des pensées accessibles à l’intérieur d’une œuvre chorégraphique. Nous nous sommes pensés prêts avec Eric et surtout prêts face au monde tel qu’il va aujourd’hui pour oser faire une œuvre non seulement chorégraphique, mais aussi musicale avec le jazz du saxophone de Raphaël Imbert – une musique qu’Édouard Glissant adorait, avec de la vidéo. Et surtout avec cette créolisation des langages de la scène, qui vont jusqu’à ce que les danseurs chantent, font aussi tout un travail autour des sonorités, des langues qui sont aussi chères à Glissant. Nous avons réuni ces danseurs avec qui nous travaillons depuis 2020, que nous avons rencontrés en Afrique du Nord et en Afrique Subsaharienne. Comme dit Éric, c’est devenu une forme de communauté, mais une communauté ouverte – ça c’est extrêmement important. Ce n’est pas un repli, c’est une communauté absolument dynamique de toutes ses forces. Nous nous sommes rendus compte que nous faisions l’expérience de la créolisation et qu’il fallait mettre cela en partage sur un plateau.
Éric Lamoureux : Si on revient à la notion de secret, il y avait toujours cette question récurrente : Mais qui fait quoi, vous co-signez, comment fonctionne ce creuset réflexif, cette dynamique, cette prise de relais ? Et quand on a découvert les écrits de Glissant, et la notion d’identité-relation, nous y avons trouvé une ressource pour essayer de cerner comment nous fonctionnons nous-mêmes. Ce que nous aimons beaucoup dans cette pensée, c’est qu’il n’y a pas d’identité close, il n’y a pas d’identité figée, l’identité c’est une construction, c’est un process, c’est un work in progress en fait. Et je crois que notre co-signature résulte de cette identité-relation, qui est toujours en mouvement depuis maintenant presque 40 ans, de création. Nous sommes très privilégiés d’avoir eu cette chance d’inscrire un trajet long, ce que je souhaite à tous les jeunes artistes.
Héla Fattoumi : Faut-il se battre ? Nous avons toujours vécu les CCN comme des lieux de partage, de brassage, et qui nous offrent la possibilité, la puissance, d’une certaine façon, le pouvoir, de pouvoir inviter les autres. Avoir des lieux dédiés à la danse, c’est unique en son genre à travers le monde, c’est une exception française, dans ce qu’elle a de plus lumineux. Alors que nous venons de célébrer les 40 ans des CCN, il important de le souligner. Ce sont des institutions qu’il faut absolument toujours ré-interroger, mais qu’il faut absolument préserver, parce qu’ils permettent cette possibilité de faire avec les autres, avec nos paires, avec les autres générations, et d’être au cœur de la création chorégraphique, qu’elle soit nationale ou internationale. Nous avons commencé à diriger des CCN il y a dix ans avec le CCN de Caen où nous avions mis en place un festival dédié aux ailleurs. Et puis nous avons poursuivi le travail au CCN de Belfort avec ce rapport à la frontière et d’amener les Sud. Parce que cela reste, pour nous, la chose centrale dans notre travail, ce rapport à la création des Sud… Ce travail de direction de CCN nous le vivons bien, nous le vivons très très bien. Nous faisons avancer les projets. Nous ne ramons pas, nous travaillons et c’est un enchantement. Franchement, il faut le dire, et avec Eric, je crois que, où que l’on soit l’un ou l’autre, sans cesse, on dit que c’est génial.
Éric Lamoureux : À l’occasion des 40 ans des CCN , j’ai pu rencontrer de nombreux jeunes chorégraphes, qui posent souvent la question de savoir si le travail de direction est lourd. Ma réponse est non. Il y a une puissance d’agir incroyable. Nous sommes des grands privilégiés en tant qu’artistes, de pouvoir, quand tout va bien, inscrire au cours d’une dizaine d’années des projets. Cela permet d’entamer des recherches, d’ouvrir des pistes, les laisser un peu tomber et les reprendre. Ce qui est compliqué, quand on est uniquement dans un rapport de production à une œuvre qu’on doit à tout prix sortir, même si des fois, on n’en est pas totalement satisfait. Et puis nous avons la chance, avec Héla, d’être accompagnés par des équipes, que ce soit à Caen, mais encore plus, aujourd’hui à Belfort, qui nous permettent de déléguer certaines choses. A partir du moment où le fond converge, ce creuset qui fait que l’on est sur une même longueur d’onde et les forces de proposition alimentent le projet, sans cesse. Nous sommes des chorégraphes absolument heureux de se rendre compte de tout ce qu’on a pu faire, grâce à l’institution centre chorégraphique.
Héla Fattoumi : Oui, parce qu’avec Eric, nous ne nous sommes jamais pensés comme directeur pour notre travail uniquement. Prendre la responsabilité de la direction d’un label national, c’est embarquer avec soi les autres, et non pas être au centre du centre. La pensée archipélique, là aussi, nous aide beaucoup, parce qu’on la vivait sans le savoir, parce que c’est ce qu’on fait, et c’est ça qui donne la force qui fait que les projets avancent. Je ne dis pas que c’est facile, que tout arrive comme ça, sans rien faire. Bien sûr qu’il faut s’entourer. La création chorégraphique est un travail de groupe, c’est un collectif où tous les jours, on met tout au vote, c’est une façon, c’est des dynamiques de relations qui font qu’à un moment, on atterrit sur des formes visibles, qu’on atterrit sur des choses qu’on partage avec le public. À partir de là, je trouve que les difficultés, en fait, on les traverse et j’ai l’impression de m’augmenter tout le temps.
Éric Lamoureux : Après, il ne faut pas minimiser une qualité absolument nécessaire, une certaine agilité, surtout dans les contextes aussi incertains que nous traversons depuis quelques années : il y a un rapport au politique. Les centres chorégraphiques sont financés par des fonds croisés, c’est jamais un dû, c’est de l’argent public. On a toujours, avec Héla, cette conscience que ces différents instances font des arbitrages, et il faut quand même leur donner envie que les arbitrages soient en faveur de l’art chorégraphique. Il y a un terrain de confiance à créer, à recréer, à bichonner, il ne s’agit pas de faire allégeance mais de traduire toujours ce qu’on fait pour que toutes ces actions soient compréhensibles et que le politique comprenne l’intérêt pour la dynamique sociétale et pour les territoires sur lesquels sont inscrits ces institutions. L’artiste est au cœur de la société et il ne peut pas s’absoudre des complexités que nous rencontrons, qui parfois sont âpres. On est dans une période où les arbitrages peuvent malheureusement très facilement être en défaveur de l’art et de la culture.
Héla Fattoumi : Ils le sont déjà. Il y a des exemples absolument terrifiants d’un abandon, on n’était déjà pas -comment dire- « essentiels », mais il y a des politiques qui ont tranché là, ça y est, vous n’existez plus, on n’a plus envie de vous financer, c’est terminé.
Éric Lamoureux : Il faut être très vigilant, rien n’est jamais acquis. On le sait, on l’a appris.
Héla Fattoumi : Il est vrai qu’il y a une forme de dégringolade, de disparition de ce que nous représentons dans comment on le fait, et dans ce qu’on fait, de ce qu’on raconte sur les plateaux. Il y avait un financement croisé de la culture qui a construit trente ans de politiques culturelles, qui aujourd’hui est remis en question. C’est un point de bascule, mais le monde aujourd’hui est dans un point de bascule et il n’y a aucune raison que nous, artistes, puissions nous penser en dehors du monde.
Éric Lamoureux : Et cela nous oblige à recouvrir une vraie dimension militante, on l’a toujours eue, mais il faut l’exacerber encore plus, bien au-delà des œuvres, qui sont déjà, pour certaines, selon les démarches un militantisme en actes. Aujourd’hui, il n’y a aucune raison que nous soyons plus préservés que dans d’autres secteurs. Mais il y a quand même des points lumineux, il y a quand même des personnes politiques qui peuvent être à l’écoute. Il faut créer ce terrain, c’est un terrain à créer, un terrain d’entente, un terrain de confiance, c’est vraiment important.
Héla Fattoumi : Une note positive : nous sommes entourés de jeunes artistes qui m’impressionnent. Ils sont encore plus mordants, ils ont envie. Je suis convaincue qu’il y aura toujours de la création, il y aura toujours du corps, il y aura toujours de la danse, et eux ils travaillent dans ce sens-là et c’est très beau à accompagner.
Éric Lamoureux : Nous avons la chance en ce moment de faire une récréation au Junior Ballet dans la perspective des 30 ans de la Caserne, donc du bâtiment qui abrite le centre chorégraphique Via Danse. Il s’agit de 17 jeunes qui viennent d’endroits du monde très différents et c’est un plaisir immense de pouvoir créer ce contact-là avec eux, de les voir, de voir comment ils s’abreuvent, comment ils sont curieux et en effet, malgré les complexités, ils y vont, de toute façon ils n’ont pas le choix, ils y vont, ils sont pleins de désirs et ça c’est très régénérant pour nous.
Éric Lamoureux : L’espace de création de Via Danse est un studio exceptionnel : c’est vraiment un outil exceptionnel qui avait été créé à l’époque de Jean-Pierre Chevènement et surtout d’Odile Duboc. Avec Héla nous avons voulu renommer l’espace de création « Espace Odile Duboc ». Cela nous paraissait très important de rappeler que nous sommes tous les héritiers de quelqu’un. Il y a eu des gens qui se sont battus avant nous pour obtenir des choses, on en jouit aujourd’hui et on se doit de pérenniser tous ces outils. Pour célébrer ces 30 ans, nous avons eu l’idée avec Héla de faire remonter une pièce d’Odile Duboc, la première directrice, puis une pièce de Joanne Leighton et une pièce des troisièmes directeurs- nous-mêmes ! en faisant appel à chaque fois à des jeunes générations pour relier justement cette mémoire, cette histoire avec une projection vers le futur, vers des jeunes qui se profilent comme futurs interprètes pour d’autres chorégraphes. Donc il y aura le Conservateur Supérieur de Paris qui remontera le Boléro d’Odile Duboc, le Conservateur Supérieur de Lyon qui remontera Songlines de Joanne Leighton, qui nous a précédés au CCN. Tout cela dans une dynamique transfrontalière. Et nous avons la chance de travailler avec le Junior Ballet de Genève. Ces trois œuvres couvrent pratiquement les 30 ans de cette institution au cœur de Belfort, entre autres. C’est le cœur du projet.
Héla Fattoumi : Ces trois recréations sont au coeur de ce qu’on a appelé «La caserne danse», en lien avec le bâtiment et autour de ces deux soirées hommages, nous jouerons aussi TOUT-MOUN en ouverture et puis après il y a Un kilomètre de danse qui est cette journée festive qui est dédiée à une fête de la musique pour la danse. C’est-à-dire qu’il y a autant d’associations que d’écoles de danse, que de projets dans la rue, puisque c’est quand même des choses qui se passent en dehors des lieux consacrés ; donc c’est mettre au contact le public de Belfort avec plusieurs propositions, qu’elles soient amateurs ou professionnelles et ça va clôturer cette semaine d’hommages, de festivités à Belfort et donc la Caserne va danser bien au-delà de la Caserne.
Éric Lamoureux : Un projet participatif qui sera mené par Taoufiq Izeddiou qui invitera la soixantaine de danseurs de ces trois institutions sur la place d’Armes, qui est une place emblématique à Belfort.
Héla Fattoumi : Faire danser ma ville qui est un projet qu’il a monté à Aix-en-Provence dernièrement. Là, il aura 60 danseurs de haut niveau plus les habitants, plus tous les danseurs qui sont à Belfort etc. pour réécrire cette forme qui est très festive et qui va embarquer tout le monde et puis ça se finira par un bal Pernette. Il s’agit d’un bal monté par la chorégraphe Nathalie Pernette qui est basée à Besançon. Elle a construit une forme avec des complices danseurs qui traversent des tas de qualités de danse, de pas de danse différents et donc les gens à partir du moment où elle commence avec son micro-cravate et ses danseurs, ils n’arrêtent pas de danser pendant 1h30. C’est un bal conduit, c’est un bal qui traverse des formes de danse différentes donc il faut que les gens prennent une semaine de vacances pour assister à cette «Caserne danse».
Eric Lamoureux : A Viadanse, nous avons pris le relais d’une dynamique transfrontalière qu’a déjà évoquée Héla et nous travaillons avec notre équipe à faire en sorte que ce CCN pérennise cette spécificité transfrontalière après notre départ, en termes de diffusion, en termes de production, d’échange d’outils, d’échange de compétences, d’échange de culture aussi. Nous aimerions que le CCN inscrive cette dimension transfrontalière dans son cahier des charges parce que c’est un facteur d’enrichissement et que c’est une évidence pour les différents acteurs et on a la chance pour l’instant d’être dans une belle écoute avec les différents acteurs qui sont proches, que ça soit à Neuchâtel que ça soit à La Chaux-de-Fonds que ça soit à Delémont dans le canton du Jura-Suisse.
Héla Fattoumi : Quand nous sommes arrivés à Belfort, la première chose que nous avons faite faite était de communiquer avec une carte en montrant que la ville était au cœur de quelque chose, et pas au bout de la France. Beaucoup de gens ne savaient même pas où était Belfort à l’époque, même des gens qui vivent en France. Donc nous sommes très fiers, d’avoir invité tous ces artistes qui sont venus passer du temps dans des conditions assez exceptionnelles – les gens ont les clés ils travaillent à l’heure qu’ils veulent, c’est vraiment des conditions de travail qui sont très appréciées. Les gens ont découvert qu’ils étaient en fait à la croisée de plusieurs frontières : la Suisse, l’Alsace, l’Allemagne. Cet endroit est un laboratoire vraiment passionnant pour discuter et faire ensemble. Si nous pouvons faire en sorte que tout ce travail ne s’évapore pas, que le relais que nous avons pris ne s’évapore pas. Notre ambition est de laisser un outil dont l’identité sera construite pour les prochaines et les prochaines, autour d’un axe important et structurant pour penser rêver un autre projet. On a mis notre touche, et il faut que l’identité de ce CCN s’impose en Europe.