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27.03.2025 → 10.04.2025

Collectif Marthe : « Les liens comme des tissus, rafistolés, ré-agencés, un patchwork bordélique qui caractériserait la drôle d’entité qu’est le groupe »

par Amélie Blaustein-Niddam
08.03.2025

Au Théâtre de la Bastille, le Collectif Marthe fondé par les comédiennes et metteuses en scène Clara Bonnet, Marie-Ange Gagnaux, Aurélia Lüscher et Itto Mehdaoui présente du 27 mars au 10 avril 2025 leur pièce Vaisseau familles. À travers cette création, elles interrogent la cellule familiale et ses significations, s’aventurant au croisement des époques et des espèces.

Qui est Marthe ? D’où vient ce nom qui vous unit ?

Marthe est un personnage de notre premier spectacle, Le Monde Renversé, créé en 2017. Ce prénom revenait très souvent dans les archives de procès de sorcières du Moyen Âge que nous avions consulté. Marthe traversait les siècles, retraçant ainsi l’histoire du patriarcat et des grandes chasses aux sorcières en Occident. Il nous semblait juste de lui donner une place dans notre compagnie. Et puis il paraît que Sainte-Marthe aurait terrassé un dragon qui hantait les marécages de Provence, ce qui nous arrange bien.

 

Vaisseau familles interroge les modèles familiaux, entre archives et récits intimes. Quelles découvertes, inattendues ou bouleversantes, ont marqué votre recherche ?

Nous avons appris énormément de choses, notamment sur les structures de parenté étudiées par des chercheur·euses comme Françoise Héritier ou Maurice Godelier. Il en existe seulement sept dans le monde, et nous avons été bluffé·es de le découvrir. Ce n’est finalement pas tant que ça ! Nous avons aussi été bouleversé·es par les histoires familiales des unes et des autres : rien qu’entre nous quatre, nos familles sont radicalement différentes. Ce fût très fertile pour nous de revenir en arrière, c’est un peu notre tradition pour comprendre nos sujets. C’est comme cela que nous avons découvert que le sacro-saint modèle normatif de la famille nucléaire est en réalité très récent sur l’échelle du temps. Et cela participe à légitimer le fait que tout le monde ne s’y reconnaisse pas, ou en tout cas que certain·es aient le besoin de le ré-interroger, de le transformer, de le rendre plus désirable. Il y a finalement autant de familles que d’individus. Puis, nous nous sommes intéressé·es au monde animal, et là, ce fut une véritable mine d’or. Nous avons beaucoup ri en observant les humains comme on observe les animaux, un peu à la manière d’un documentaire animalier. Par exemple, pendant des décennies, les campagnols ont été considérés comme des modèles de fidélité, utilisés comme preuve de la monogamie dans le règne animal. Mais aujourd’hui, avec l’évolution des mentalités, on réalise qu’ils sont en réalité polygames et passent leur vie de terrier en terrier ! Cela nous a fait rire de constater à quel point notre regard sur les animaux est biaisé. Alors, nous avons eu envie de nous observer nous-mêmes en train de « faire famille », comme si nous étudiions une autre espèce évoluant en groupe.

 

Le titre évoque un voyage, une traversée, une mutation des formes familiales. Comment cette idée de déplacement se traduit-elle sur scène, dans le mouvement, dans le jeu ?

On traverse les époques, on change sans cesse de rôle, passant de nous à des parents, des enfants, des insectes, on évolue et on se transforme. On a voulu rendre poreuses les frontières entre les espèces, entre les âges, entre les genres. Nous avons travaillé avec des matières simples et mouvantes, un assemblage de draps, une toile de crochets… Nous voulions symboliser ce que pouvait être l’intime des liens, toujours changeants. Les liens comme des tissus, rafistolés, ré-agencés, un patchwork bordélique qui caractériserait la drôle d’entité qu’est le groupe. Et puis, au fil de notre écriture collective, le lit est apparu comme un élément central de notre scénographie. Celui de la procréation, celui des nuits, de l’amitié ou de l’adelphie, des grandes discussions, celui des projets aussi, des envolées, des transformations…

 

Vous convoquez l’éthologie, les figures animales, pour penser autrement nos façons de faire famille. Qu’a révélé ce pas de côté sur notre propre espèce et nos structures sociales ?

Ce qui nous a fascinées avec certains groupes d’animaux, c’est souvent leur manière de procréer et de prendre soin des petit·es. Ainsi, nous avons étudié de nombreuses espèces qui se partagent de manière bien plus collective le soin des bébés, et dont nous aurions beaucoup à apprendre. C’est le cas du cratérope écaillé, un petit oiseau qui se cache pour coïter afin que le mâle reproducteur soit inconnu et que la communauté toute entière se partage la couvade de l’œuf, puis les soins nécessaires à sa survie. On réalise que les animaux ont souvent des tactiques de relais, des stratégies de mise en commun, pour se soulager et vivre la parentalité de manière, peut-être, plus confortable que nous, les mammifères humains. Nous nous sommes aussi passionnées pour la reine-termite, insecte qui donne naissance à elle seule à des millions d’individus et qui est à l’origine de la vie de toute une termitière. Une génitrice unique, à la fois reine matrilinéaire et machine à pondre.

 

Votre manière de travailler en collectif semble inséparable du propos. En quoi cette horizontalité a-t-elle nourri votre réflexion sur la famille, sur le commun ?

Nous sommes vraiment parties du fait que nous voulions travailler sur les groupes, les collectifs, les manières de faire ensemble et on s’est dit : mais c’est quoi le groupe qu’on connaît touxtes, celui qu’on a touxtes éprouvé·es ? C’est la famille, comme « le groupe ultime ». On est tous issues de famille(s), qu’elles soient connues ou inconnues. Présentes ou absentes. Donc en écrivant, on a bossé sur la notion de famille, mais en faisant des allers et retours avec nous et notre manière de faire groupe toutes les quatre. Forcément, il y a dans tout groupe, des difficultés, et comme tout groupe, nous avons les nôtres. Ce spectacle nous a aussi rappelé que le collectif, les familles ou finalement tout groupe (même choisi) est une matière fragile, mouvante, qui demande beaucoup d’énergie et de l’attention, qui nous bouscule constamment. Ce n’est pas «facile», ça demande du courage, mais au final ça apporte une force supplémentaire, une intensité, on y apprend beaucoup de choses. On finit par partager une histoire, et ça ne s’efface pas.

 

L’amitié, dans votre spectacle, apparaît comme une autre manière de faire famille, aussi essentielle que la filiation. Nos sociétés sont-elles prêtes à reconnaître ces familles choisies, à les légitimer ?

Oui, on a beaucoup parlé du livre d’Hélène Giannecchini Un désir démesuré d’amitié, entre autres, qui parle de l’amitié comme n’étant pas reconnue par la loi, de l’amitié comme comptant moins que l’amour et le couple. On ne sait pas si les familles choisies sont prêtes à être légitimées dans notre société… Mais le fait est qu’elles existent et depuis la nuit des temps, de manière parallèle, différentes, des fois cachées, des fois revendiquées. Elles sont là. Et elles comptent.

 

Votre lien avec le Théâtre de la Bastille est solide. En quoi ce lieu, son esprit, sa direction résonne-t-il avec votre démarche et votre façon de faire théâtre ?

Notre lien avec Claire (ndlr Claire Dupont, directrice du lieu) est très fidèle depuis le début du travail du collectif, elle a vu notre première maquette, suivi nos premières représentations. La ligne artistique de la Bastille est queer, inclusive, féministe, intersectionnelle, pleine de promesse et ça donne du courage. Cette programmation résonne avec ce que nous essayons de rendre encore plus visible, de faire entendre.

Vaisseau familles, Collectif Marthe : Au Théâtre de la Bastille du 27 mars au 10 avril 2025

Du lundi au vendredi à 21h et le samedi à 18h.

Informations et réservations

Visuel : © Jean-Louis Fernandez