Créé en 2023, Toi, moi, Tituba, de Dorothée Munyaneza, arrive à la MC 93. Un spectacle fort, qui explore les impensées de l’histoire.
C’est d’une rencontre qu’est née l’idée de ce spectacle. Celle de la philosophe Elsa Dorlin, célèbre pour ses travaux sur le genre et la race, et de la chorégraphe Dorothée Munyaneza. Après avoir lu le très beau livre de Maryse Condé Moi, Tituba sorcière, l’autrice de Se défendre avait publié pour la revue Yale French Studies l’article « Moi, toi, nous… : Tituba ou l’ontologie de la trace ». Elle propose alors la lecture de l’article à Dorothée Munyaneza, qui le prend pour point de départ de ce nouveau spectacle. Qui sera, on l’aura compris, Toi, moi, Tituba.
Peut-être convient-il de rappeler ici que le roman de Maryse Condé s’inspirait d’un personnage historique, celui d’une esclave afro-américaine mentionnée dans les minutes du procès des fameuses « sorcières de Salem ». Par son geste d’écriture, l’autrice guadeloupéenne prêtait donc sa voix à une absente de la pièce d’Arthur Miller. Dorothée Munyaneza prend le parti de faire de même dans sa pièce chorégraphique : il s’agira de donner une présence au personnage de Tituba, personnage doublement silenciée dans l’histoire officielle en raison de son genre et de sa couleur de peau.
Toutefois, s’il lui arrive de parler, de crier et de chanter dans Toi, moi, Tituba, il s’agit pour Dorothée Munyaneza de lui donner un corps, son corps, avant que de lui donner une voix. Ainsi, sa danse se fait incarnation d’une oubliée de l’histoire, archive de cette figure trop longtemps invisible.
Pour rendre visible Tituba, Dorothée Munyaneza joue de l’opposition entre le vertical et l’horizontal. Elle se déplace à quatre pattes, fait tourner son corps sur le sol avant que de se redresser fièrement, sur la point des pieds et les bras en couronne, posture à l’image de son aspiration à côtoyer le ciel après avoir été réduite à l’animalité par les Blanc·hes. À d’autres moments, elle tend vers le ciel son bras droit, les doigts serrés comme pour tenir la torche qui allumera le bûcher où périront les « sorcières ». Sa longue robe noire, représentation des costumes archétypaux des sorcières occidentales est à la fin du spectacle recouverte d’un chaperon blanc, geste qui inverse le stigmate : désormais, c’est le blanc la couleur de la sorcellerie. Elle dialogue également avec ses consœurs, dont les corps sont absents, mais dont on entend les voix enregistrées.
Car le son n’est pas en reste. Oscillant entre bruits confus et musique électro, la création sonore de Khyam Allami, qui mixe à vue, plonge le public dans un monde étrange, à la fois proche de nous et si lointain. Cette « inquiétante étrangeté » est soulignée par la création lumière de Marine Le Vey, qui joue du contraste entre un noir profond et le blanc mat des projecteurs et des tubes de néon que Tituba éteint peu à peu. Se dessine alors au sol un énigmatique pentacle de lumière, symbole de cette aspiration à converser avec l’invisible.
Avec Toi, moi, Tituba, Dorothée Munyaneza nous livre un spectacle puissant et singulier, qui emmène le public dans un univers étrange, où se mêlent création artistique et engagement politique.
À la MC 93 jusqu’au 26 janvier.
Visuel : © Dajana Lothert