Et si l’Europe était encore une idée en mouvement ? C’est exactement ce que viennent de prouver, le 27 novembre, la Fondation Calouste Gulbenkian et six institutions européennes, dont, cocorico, la Biennale/Maison de la danse de Lyon, dans le but de rendre hommage à l’héritage du danseur, professeur et directeur artistique portugais Jorge Salavisa (1939-2020). Le Salavisa European Dance Award (SEDA), pour sa toute première édition, a récompensé Dorothée Munyaneza et Idio Chichava à l’occasion d’une soirée super chic, dans cet écrin si Cult qu’est la Fondation.
Commençons par vous donner un peu de contexte. Nous sommes donc à Lisbonne et, au nord de la ville, se tient un écrin de verdure, comme peuvent l’être nos Buttes-Chaumont ou Central Park. Et au cœur de ce jardin merveilleux se dressent plusieurs bâtiments : la fondation historique et le tout nouveau musée d’art contemporain (CAM).
Nous rencontrons Miguel Magalhães. Il est le directeur du programme Culture à la Fondation Calouste Gulbenkian à Lisbonne. Il nous explique qu’elle est « une institution philanthropique créée il y a 70 ans, par Calouste Gulbenkian. Il était arménien, né à Istanbul, alors Constantinople, et a vécu la plupart de sa vie à Paris. Au moment de la Seconde Guerre mondiale, il s’est installé au Portugal. Il a vécu à Lisbonne les 13 dernières années de sa vie. Il était probablement l’homme le plus riche du monde. Ce collectionneur d’art a offert sa fortune pour la création d’une fondation philanthropique, ayant pour mission de travailler dans les domaines de l’art, de l’éducation, de la science et de la charité. »Il ajoute qu’aujourd’hui le lieu garde la collection des œuvres d’art et qu’il faut désormais compter également sur le tout nouveau Centre d’art moderne.
Le lieu, qui vous subjugue par ses dimensions (impressionnantes), possède une salle de spectacle aux proportions à faire pâlir l’Opéra de Paris. Si aujourd’hui la Fondation compte toujours un orchestre, elle s’est séparée, en 2005, de son ballet. C’est donc avec une émotion entière que le public était ravi de renouer avec la tradition chorégraphique à l’occasion de la remise du prix Salavisa European Dance Award (SEDA).
L’idée d’un prix de niveau européen est venue de la façon suivante, nous explique Miguel Magalhães : « À la mort de Jorge Salavisa, qui était notamment le directeur artistique du ballet pendant vingt ans, nous nous sommes demandés comment lui rendre hommage. L’idée d’un prix nous a été proposée par Kees Eijrond, l’ancien directeur exécutif de la compagnie Rosas, qui habite désormais au Portugal. Il a proposé à la Fondation de créer un prix européen en hommage à Jorge et en soutien à la danse. » Il ajoute : « C’est une vraie construction européenne », et il serait difficile de le contredire.
Là où les choses deviennent passionnantes, c’est quand une idée devient un projet et quand ce projet devient acte. Voilà chose faite. Pendant plusieurs mois, la Fondation Calouste Gulbenkian, en collaboration avec six autres institutions artistiques européennes : ImPulsTanz – Vienna International Dance Festival (Autriche), KVS (Belgique), Dansehallerne (Danemark), Maison de la danse/Biennale de la danse (France), Joint Adventures (Allemagne) et Sadler’s Wells (Royaume-Uni), a vu des spectacles et rencontré des artistes.
Tiago Guedes, le directeur artistique de la Biennale de la danse de Lyon et directeur de la Maison de la danse de Lyon, nous raconte ce processus complètement inédit : « C’était donc un prix lancé par la Fondation, et la Biennale et la Maison de la danse en sont les partenaires français. Ensemble, avec la Fondation Gulbenkian, nous avons proposé, comme les autres lieux partenaires, trois candidat·e·s au prix. Ensuite, il a fallu discuter, parfois même se disputer, pour atteindre une short list de cinq candidat·e·s. Notre rôle s’arrêtait là. La décision finale est revenue à un jury complètement externe à l’ensemble des partenaires européens et à la Fondation qui a décidé qui allait gagner la première édition du prix SEDA. »
Le jury était composé de la chorégraphe danoise Mette Ingvartsen, de la directrice artistique du Festival Panorama Nayse López et du commissaire, producteur et dramaturge Fu Kuen Tang.
Il faut comprendre, cher·e·s lecteur·rice·s, que ce prix est, à ce jour, la plus haute récompense en danse. D’une valeur de 150 000 euros, il soutient des artistes doté·e·s d’une maturité artistique, qui n’entrent pas dans une catégorie d’âge stricte, et qui restent relativement méconnu·e·s sur le circuit européen en raison de leur discours artistique ou de leurs origines sociales et culturelles.
Dorothée Munyaneza et Idio Chichava ne se situent pas au même moment de leur carrière et leur vision est aussi complémentaire que juste. Nous rencontrons d’abord Idio. Il est danseur, chorégraphe et professeur mozambicain. Sa danse se niche dans la danse traditionnelle qu’il mixe et malaxe avec toutes ses appétences et connaissances en danse contemporaine. Vous avez pu voir son travail récemment à l’occasion du dernier Festival June Events.Il a tissé des liens forts avec la scène française à la suite de sa rencontre avec Franck Micheletti avec lequel il a beaucoup travaillé. Ce qui marque dans le discours d’Idio Chichava, c’est sa volonté d’institutionnaliser sa compagnie au Mozambique. Il nous dit : « Avoir travaillé en France avec Franck m’a permis vraiment de regarder la danse, pas seulement dans sa dimension artistique, mais aussi dans l’animation administrative, institutionnelle. Cela manque cruellement au Mozambique. Je veux avancer dans l’institutionnalisation de la danse. Cela veut dire enregistrer ma compagnie et créer une communauté à partir de laquelle on peut réaliser des résidences et former des interprètes et des administrateur·rice·s. »
Grâce à ce prix, son désir devient réalité : « Pour l’instant, la compagnie n’a pas d’endroit. On n’a pas de lieu pour que les danseur·se·s puissent travailler. On frappe toujours aux portes pour trouver un studio. Donc, il me faut un studio à un bon niveau. Cela va donner du confort à nos créations, à nos rencontres, à nos entraînements. Il faut aussi des équipements, notamment un tapis de danse. Ce prix va vraiment aider à la création d’un espace, d’un lieu. »
Ce lieu, Idio le veut « dans la périphérie pour mettre en place une décentralisation. Il faut sortir du centre de la capitale, car c’est là où il y a un bon capital créatif. C’est aussi là où il faut danser. »
Pour Dorothée Munyaneza, les choses se situent ailleurs. Elle se définit comme « une artiste pluridisciplinaire ». Elle nous raconte : « Je viens du Rwanda et j’habite en France, à Marseille. » Déjà très connue en France, elle met en scène en ce moment Inconditionnelles, une pièce de théâtre, au Théâtre des Bouffes du Nord.
Toutes ses pièces tissent des liens visibles et invisibles avec son histoire, ses ancêtres et ses origines. Elle l’affirme : « Je ne peux pas, enfin, je ne sais même pas ce que c’est de me délier. » Est-ce que ce lien est présent dans son travail ? « Absolument. De manière parfois explicite, comme ça a pu l’être dans Samedi Détente ou Unwanted, ou tout récemment Umuko, qui est une pièce tournée vers la jeune génération des danseur·se·s et musicien·ne·s qui vivent aujourd’hui au Rwanda. »
Avec ce prix, elle peut aller encore plus loin dans ses quêtes. Elle ajoute que cette somme lui offre une certaine tranquillité : « Cet argent va contribuer à mes prochaines pièces. Je travaille en ce moment autour de la figure d’un ancien champion de boxe, Christian Nka, à Marseille. Il vient des quartiers nord où j’interviens depuis huit ans maintenant. »
À cet endroit, elle rejoint l’envie d’Idio Chichava de décentralisation. Elle dit : « Comment est-ce qu’on raconte certaines histoires qui sont à la périphérie ou qu’on entend peu ? J’avais aussi envie de mettre au centre cet homme-là, notamment pour aborder les questions de masculinité et de vulnérabilité. Ce sera un solo/duo avec un autre musicien afro-américain de Chicago, Ben Lamar Gay. »
Ce prix va lui permettre de « poursuivre des temps de recherche. Parfois, on raccourcit les temps de recherche parce qu’on n’en a pas les moyens. Ce prix, c’est pour moi synonyme de pouvoir créer paisiblement, de lire, de prendre le temps de rêver, d’imaginer les possibles. » Elle souhaite également intervenir en soutien, notamment auprès de jeunes compagnies au Rwanda : « Je pourrai moi-même les soutenir. »
Le prix a donc été remis lors d’une cérémonie ouverte par la présence du Ballet national du Portugal, de retour sur cette scène mythique. De la danse, des discours empreints d’une émotion palpable, même en VO et sans traduction, et quelques coupes de champagne ont scellé, dans la joie, cette belle nouvelle : la danse existe, elle est soutenue et elle fédère au niveau européen. Le prix est une biennale (faut-il y voir une idée française ?) et aura donc lieu en 2026. On y sera, promis.
Visuel : ABN