Poursuite de sa quête documentaire et de sa mise en lumière des absent•es, de celleux que l’on préfère oublier, ne pas montrer, Caroline Guiela Nguyen signe Valentina : un conte tant doucereux que doux/heureux, où une fillette, sa mère et un cœur martyr nous donne une drôle de morale sur le mensonge.
Lorsque l’on est enfant, pour les plus chanceureuse du moins, avant d’éteindre la lumière, on se glissait sous les draps, et une jolie voix prononçait ces mots : « Il était une fois… ». Et c’est par cette même formule que Caroline Guiela Nguyen nous installe, sur nos sièges, pour nous conter une histoire. Une voix pose le décor, nous parle d’une légende, d’un dôme de verre qui abriterait un cœur martyr qui ne peut pas périr. Elle nous parle d’une histoire de miracle, et pendant ce temps, quatre personnes entrent en scène et s’installent.
Cette voix, chaude et posée, rassurante en somme, sera avec nous l’heure vingt durant. À son son, le plateau s’anime, comme celui d’un live-action qui se tiendrait dans la tête de l’enfant que nous sommes, niché sous la couette, et augmenté, qui plus est, par l’assistance de la vidéo. Grâce à une réalisation en direct, on découvre sur un écran, à droite en fond de scène, les expressions cachées, les contre-champs, les sensations et les tourments des protagonistes.
Comme dans tout conte, la voix introduit les personnages, le décor, la situation initiale : l’histoire d’une famille heureuse, dont la vie a basculé lorsqu’elle apprend que la mère souffre d’un grave problème cardiaque et qu’elle doit se rendre en France avec sa petite fille pour tenter de se faire soigner. Mais, faute d’interprète pour l’aider dans son parcours de soin, la mère va devoir s’en remettre à sa fillette de 9 ans, qui apprend tout juste le français en classe, pour lui traduire les consultations. Histoire sociale contemporaine, banale, et donc tragique, pour ne pas dire mélodramatique… On aurait pu dire « sortez les violons », mais c’est manqué, ils sont déjà sur scène, et appuient, parfois un peu trop au tire-larmes, la situation.
Dans un décor simple, une table et quelques chaises, s’intercalent les scènes à la maison, celles à l’hôpital avec la docteur, et celles à l’école avec la directrice et le cantinier, Monsieur Popa, roumanophone. Au fond du plateau, un mur est paré de trois espaces : quelque chose comme un autel, l’écran vidéo et un autre autel/écran où l’on suit un cœur, battre, mourir, fleurir aussi. Une simplicité scénographique qui s’en tient à la forme du conte, et que l’on apprécie : pas dans grand ballet de comédien•nes, ni de Tetris de mobiliers, simplement une histoire juste et une mise en scène précise.
Et cette dernière passe notamment par les regards, qu’ils soient face caméra ou en aller-retour lors des traductions. Ils parlent des liens, des ponts qui s’établissent, et d’un carrefour, obligatoire car obligé par la langue, Valentina. Elle, qui regarde sa mère puis la médecin, sa mère puis la directrice. Elle, qui doit tout dire, tout répéter, tout traduire sur cette maladie, sans dévoiler le secret. Elle qui doit parler, et se taire. Elle qui parle beaucoup, invente comme on brode, mille mensonges pour ne pas dire, pour ne pas briser le mensonge originel : pour la maladie, personne ne doit savoir, c’est sa mère qui le lui a dit.
La prise de conscience de ce carrefour met, après coup, en colère. Que demande-t-on à une enfant ? Que demande-t-on à sa mère ? Que demande-t-on à leur lien ? Qui sont ces adultes qui « ne veu{lent} pas annoncer de mauvaises nouvelles {…} comme ça » sans se demander qui va le faire à leur place ? Qui sont ces gens qui ne sont pas là pour les annoncer, ces mauvaises nouvelles ? Pourquoi ne sont-ils pas là ? Pourquoi la mère doit-elle user du mime ou faire appel à l’assistant vocal de son téléphone ? À toutes ces questions, le conte nous laisse sans réponse, et si cela agace, on lui concède que ce n’était pas son rôle. Lui n’est là que pour montrer.
Et pour une fois, c’est l’absence, au sens littéral, qui est exposée. Les absent•es dont parle Caroline Guiela Nguyen le sont aussi sur scène : il n’y a pas de traducteurices. Il n’y a que Valentina, livrée à elle-même, sage et repliée, acquiescante et débrouillarde, peu joyeuse, trop au fait du vocabulaire médical pour être insouciante. La situation la place à un endroit où elle ne peut plus être la fille de sa mère, mais un maillon de la chaîne qui prend soin d’elle, s’inquiète, soigne, malgré elle et malgré sa mère qui, privée de son agentivité langagière est dépendante sans être moins aimante, défaillante sans pour autant être crédule. Une fois encore, et après Lacrima, Caroline Guiela Nguyen explore ce lien mère-fille, déséquilibré.
Cette ambivalence, ce paradoxe sont traduits par lumière, chaude lors des moments en famille et à l’école, bleue froide lors des moments liés à la maladie, de plus en plus grésillantes et à reflet à mesure que la fibrose se répand… Ces ambiances nous immergent tantôt dans la douceur enfantine, tantôt dans la dure et injuste réalité de Valentina qui n’est pas à sa place, elle a qui sa mère a dit « traduit les mots mais ne les imagine jamais », bien que cela ne soit vraisemblablement pas possible.
Ce travail de mise en scène simple mais précis est fabuleux. Si l’on doit admettre que l’usage systématique de la vidéo au théâtre commence à désagréablement nous lasser, on lui reconnaît un emploi justifié pour imager les langues, l’apprentissage du français, et parfois, mais pas systématiquement, appuyée le roumain. Il est d’ailleurs assez fascinant de découvrir cette langue latine dans laquelle on se surprend à reconnaître des mots sans comprendre la teneur des phrases.
Les mouvements de la caméra, qui vacille et tourne, appuient avec finesse les tourments et la spirale du mensonge où la petite et sa mère se trouvent prises. Et si les déplacements au plateau sont communs, la précision des cadrages est à relever. Ce sont eux, ainsi que les battements de cœur présents en filigrane, qui davantage que la musique, omniprésente et surlignant le dramatique à coup de pianos et de violons, donnent une dimension sensitive à leur histoire.
Ce que nous propose ici la dramaturge et metteuse en scène, c’est une triple mise en abyme entre le théâtre, le mensonge et la traduction via un•e interprète : les deux premiers ne sont que fiction, la troisième s’apparente au geste théâtral puisqu’il faut traduire la parole de l’autre, se retrouver au centre du discours tout en sachant disparaître. Et c’est en cela que réside toute la beauté de cette pièce-conte intimo-tragico-fantastique, dans cette matriochka que l’on peine à démêler, qui nous berce autant qu’elle nous laisse perplexe.
On sort ému•e, et dans les heures qui suivent on y pense, touché•e par l’authenticité de cette histoire et le jeu si juste de ces acteurices (notamment celui de la mère et sa fille, à la scène comme à la ville, non professionnelles. Mais quelle est la morale de l’histoire ? Si l’amour filiale est indubitablement mis sur un piédestal, on reste perplexe quant à ce que cela pourrait laisser entendre sur les notions de sacrifice et de mensonge. Comme tout conte, celui-ci finit bien, comme si le mensonge n’avait aucune incidence, comme s’il était de ceux qui s’évanouissent et non de ceux dont on reste prisonnier. Cet imaginaire n’est pas tangible, et cette morale fantastique (pour nous, pour moi) manque de piquant.
Comme guise de conclusion, même si cela est peut-être abscons, on aurait aimé trouver une mention du style : « Et tout est bien qui finit bien, Valentina vécu heureuse et eut la vie qu’elle désirait, car ici tout n’est que fiction. Le livre refermé, le rideau tombé, n’oubliez pas de vous battre pour aménager un peu mieux notre réalité, que les petites filles restent sur les bancs de l’école et que l’hôpital ait les moyens, d’assurer de plus juste parcours de soins ».
1h30. Mise en scène Caroline Guiela Nguyen. Du 2 au 15 juin, Théâtre de la Ville-Les Abbesses, Paris 18e. Et du 16 sept. au 3 oct.au Théâtre national de Strasbourg, du 8 au 12 oct. aux Célestins de Lyon.
(c) Jean-Louis Fernandez