Seul en scène avec son piano jusqu’au 12 janvier, Pascal Amoyel nous fait entrer dans son huis clos avec un professeur de piano exceptionnel : Frédéric Chopin. Poursuivant dans la voie singulière d’un parlé-chanté, qu’il a initiée avec un hommage à son maître György Cziffra, Pascal Amoyel fait chanter le piano avec grandeur, intimité et générosité au Théâtre du Ranelagh.
Après Cziffra, Liszt et Beethoven, Pascal Amoyel s’attaque donc à un autre monument du piano : Frédéric Chopin. Il le fait selon une forme qu’il a inventée, où piano et narration convergent vers un hommage à la fois intime et universel. À chaque fois très personnel dans son rapport au grand musicien, il propose en 1h30 le fruit d’un immense travail de recherche, mûri tout au long d’une carrière de soliste. À la fois auteur, interprète et passeur de transmission, extrêmement charismatique, il propose d’emmener tout son public, musicien ou non, dans l’univers de la figure avec laquelle il dialogue. Véritablement mis en scène par Christian Fromont, il propose un format hybride particulièrement organique et réussi entre le seul en scène et le récital.
Et bien loin d’appliquer une formule à chacun de ses seuls en scène, Pascal Amoyel se renouvelle. D’abord parce qu’il trouve un « angle ». Pour Chopin, il explique cet angle dès l’ouverture : il fallait bien lire que nous allions assister à « une leçon de piano » avec Chopin. C’est donc sous le signe de la transmission et de l’éclosion du pianiste qu’il place sa relation avec le maître polonais. Tout commence d’ailleurs avant même de savoir lire les notes. La première Ballade, qui revient tout au long du spectacle, est l’occasion pour le jeune pianiste de réaliser qu’il ne sait rien, même s’il sait imiter beaucoup de choses à l’oreille. C’est aussi l’œuvre qu’il ose mettre au programme de son premier récital public de piano, même s’il se sait encore bien loin d’être prêt. On n’est jamais assez prêt pour jouer Chopin, pouvait déjà dire Arthur Rubinstein au Grand Échiquier. Il n’empêche, se préparer à le jouer, c’est se découvrir véritablement pianiste, dans toutes les nuances et les limites de l’exercice.
Dans un jeu de doubles – lui/Chopin, Chopin le compositeur/Chopin le professeur, lui enfant et lui aujourd’hui également enseignant – Pascal Amoyel convie les psychanalystes de la salle avec une joyeuse ironie. Ce faisant, tout converge avec harmonie, y compris les gammes. Le pianiste présente Chopin, non pas comme la statue du Commandeur, mais comme le maître de piano qui s’est posé sur son épaule, à travers les âges et les temps. À travers aussi le petit traité de 12 feuillets sur le piano qu’il a laissé et les témoignages de ses disciples de l’époque. Chopin, c’est un homme qui a quitté son pays, traumatisé par la guerre ; c’est un artiste qui déteste jouer en public, qui compose pour lui-même et mieux que nulle part ailleurs dans le Berry verdoyant de sa chère George Sand. C’est un homme qui lutte avec la langue française, mais qui sait tout dire des mains et du corps entier sur le piano. Silence, rubato et refus d’élégance sont les maîtres mots. Du coup, Pascal Amoyel nous prévient dès le début : il y aura peu de « tubes », même si on ne se prive pas d’un 2e Nocturne ou du 7e Prélude.
Comme tous les seuls en scène de Pascal Amoyel, sa Leçon de piano avec Chopin est une magnifique introduction et un hommage très personnel. On y entend résonner mille nuances et on dépasse tous les clichés. Mais ce spectacle est peut-être encore plus dense et plus grave que tous les autres, avec une économie de gestes, de blagues (mais jamais de mots) qui permettent de se concentrer sur ce qui se passe quand la musique se transmet. La lumière est tamisée à l’extrême, jusqu’à l’obscurité pour le bis, ce qui fonctionne particulièrement bien dans le cadre boisé et néo-gothique du Théâtre du Ranelagh. Chopin semble peut-être plus intense et profond que tous les autres, car il permet à Pascal Amoyel de transmettre à son tour ce qui est l’essence d’un pianiste : accepter, avec autant de modestie que possible, la lourde responsabilité d’interpréter ce qui est composé pour le faire vivre. Faire vivre la musique à travers sa subjectivité, c’est la seule manière de donner sens aux mille commentaires antagonistes des professeurs traditionnels et c’est quelque chose qui apparaît petit à petit en travaillant la partition, sa structure et en jouant. Ne plus rien savoir, c’est être sur la voie. Une voie très intime et personnelle, qui est différente pour chaque pianiste. Une voie et une voix que Pascal Amoyel partage généreusement hors des conservatoires et hors des lignes du temps avec un public reconnaissant. Un tour de force musical, théâtral et humain.
Tout au long de cette leçon, « non-professorale », tant dans le ton, la forme, que l’intention, d’Amoyel et du Chopin qui veille sans juger, sur son épaules, à travers le temps. Le Chopin, qui le conseille, sans l’accabler de préceptes immuables, sans faire l’impasse sur la rigueur tout de même… On ne peut s’empêcher de penser à une « version – compositeur », d’un certain Rainer Maria Rilke. À quelques décennies près, ces deux-là auraient pu se croiser. L’introspection, le faire – Rilke dans ses « Lettres à un jeune poète », invite Franz Xaver Kappus à se tourner vers son intériorité. L’écriture, comme la musique, doit découler d’une nécessité vitale, se préoccuper le moins possible de la validation extérieure, pour atteindre l’authenticité de celui ou celle qui est en quête, c’est là le conseil proposé, encore et encore. Chopin, Rilke et Pascal Amoyel sur cette scène, participent de perpétuer ce conseil intemporel et simple, banal presque. La simplicité est multiple et peut confiner à des complexités inattendues à termes ! Mais le chemin vers elle se doit lui, de venir de l’intime, d’une descente en soi vertigineuse, qui néanmoins ne se soustrait (surtout) pas aux bruissements et aux images du monde. Sans être éclipsé constamment par ce parallèle entre le compositeur et musicien virtuose et l’auteur qui continue « d’autoriser » tant de jeune gens à se lancer, à écrire – à faire de la musique – on ne peut ignorer qu’une racine commune, dans leurs démarches et la manière d’enjoindre à la création, s’entremêlent. Cela ravive des petites flammes d’envie créatrice, que parfois nous avions oubliées.
Visuel © Philippe Escalier