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Performance géniale et poncifs douteux à Vive le sujet ! Tentatives 3

par Amélie Blaustein-Niddam
19.07.2024

La dernière série du programme pensé par la SACD et le Festival d’Avignon a commencé hier, elle met à la suite deux projets très différents dans le fond et la forme. Le dément Canicular de la danseuse, chorégraphe et performeuse Rebecca Journo et Trace… le manifeste problématique de Michael Disanka et Christiana Tabaro.

Canicular, la chaleur organique de Rebecca Journo

 

Nous avions laissé Rebecca Journo plongée dans Les Amours de la pieuvre. Une pièce belle, bizarre, collante. Dans son travail, la talentueuse Rebecca provoque des all over performatifs. Son Canicular subjugue dès son premier instant. Elles sont deux, Rebecca est au sol, position sieste à la plage, vous voyez ? Sur le dos, tranquille, une jambe par-dessus l’autre, un bras par-dessus le visage. Aux platines, Diane Barbé balance des sons entomologistes. Les cigales hurlent. La sensation est d’autant plus géniale qu’en ce 18 juillet, le thermomètre frise les 40° et que le vent ne souffle plus. Elles sont toutes les deux vêtues de costumes couleur ocre, ou plutôt terre brulée. Toujours au sol, Rebecca suffoque. Au début, on la prend pour une fourmi, puis on comprend, la cigale, c’est elle. Elle a une durée de vie express, un mois max et ne chante que quand la chaleur monte. De la même façon qu’elle faisait un tour complet des capacités de la pieuvre, elle se concentre à incarner tous les détails de cet animal sensible. Oui sensible, car pour la cigale, au-delà de 36 degrés, c’est trop, elles se taisent. Et Rebecca, se tait, elle a trop chaud. Elle fait bouger son thorax, descend dans son abdomen dans un travail fou de respiration profonde, elle se gonfle et se dégonfle, fait osciller uniquement son ventre. Puis vient le reste dans un geste  qui l’amènera jusqu’à se lever. Sa danse est fractionnée, ses pieds glissent sur le sol. Et toujours, la tête enserrée dans un bonnet de bain bleu, elle garde un regard vide, intensément triste. Elle est au bout de sa vie, elle a trop chaud, elle cherche l’air dans l’arbre du Jardin de la Vierge du Lycée Saint-Joseph. Pour ce faire, elle coince ses poignets ou ses coudes, elle désarticule chaque centimètre de son corps. Canicular est une performance pure, resserrée et précise. Elle montre comment Rebecca grandit de plus en plus, affirme son écriture singulière. C’est bizarre, c’est drôle, c’est hypnotique. On adore !

 

Trace… L’anti-impérialisme nauséabond de Michael Disanka et Christiana Tabaro

Sans grande transition, c’est le principe de ce programme, nous passons à la seconde proposition. Sur le papier, cela semblait alléchant et beau : « Chaque spectacle a son lot de matériaux mis de côté, qui ne trouvent pas leur place dans la forme finale. Ces bribes de scènes et autres mélodies inachevées, Michael Disanka et Christiana Tabaro les appellent leurs « résidus poétiques ». Plongeant dans leurs archives, ils ont fait de ces traces une performance pluridisciplinaire : une œuvre-témoin de treize ans durant lesquels un théâtre qui parle au monde s’est écrit en République démocratique du Congo.»

 

Sur scène, ils et elles (Michael Disanka, Taluyobisa Luheho, Kady-Vital Mavakala, Christiana Tabaro) vont progressivement arriver et nous livrer une logorrhée anticoloniale. Au début, nous entendons l’écriture fine de Michael Disanka et Christiana Tabaro qui depuis 2011 témoignent pour faire entendre les voix des artistes congolais. La première partie du texte est très belle, elle condamne avec de belles formules les affres de la colonisation. On entend : « À coup sûr qu’ils ont le cerveau à l’endroit du cœur, le cœur à l’endroit du cul, le cul à l’endroit de la bouche et des couilles à l’endroit du cerveau. » La parole est comme ça, elle mêle des états bruts dans de bonnes formules.

 

Mais voilà, le propos glisse. Leur condamnation de l’impérialisme les amène à dénoncer une liste de pays choisis, deux seulement en l’occurrence : les États-Unis et Israël. Pour critiquer la vengeance d’Israël sur le Hamas – sans que jamais soit d’ailleurs condamné le pogrom du 7 octobre –, le texte utilise le vocable de « peuple élu » qui « tue les arabes ». La notion de « peuple élu » n’est pas neutre. Elle est un vieux poncif antisémite qui se promène depuis les premiers temps de l’antijudaïsme médiéval jusqu’à aujourd’hui. C’est une fausse idée qui tire son origine dans la Bible pour commencer. Delphine Horvilleur le définissait récemment dans Le Pèlerin : « Les juifs, paradoxalement, n’utilisent pas tellement la notion de « peuple élu ». Certes, il arrive que l’on nous dise : « Pour qui vous prenez-vous, vous le peuple élu ? » Le nombre de fois où l’on suppose qu’il y a une arrogance juive ! En réalité, le mot hébreu qu’utilise la Bible, c’est « segoula » : un peuple « segoula ». On ne sait pas exactement le traduire, mais il signifie quelque chose comme « qui a été distingué ». Et le verbe « distinguer » en français comme en hébreu, porte une ambiguïté particulière.» Oui, ce peuple a été « mis à part », non pas avec des droits, mais avec des devoirs particuliers . C’est l’idée du « peuple élu » à déchoir qui est à la racine du nazisme. Après 1948, l’idée qu’Israël et « les juifs » soient une seule entité devient un ressort classique de la haine des juifs. C’est du « peuple élu » sûr de lui-même et dominateur dont parle le Général de Gaulle en 1967. En 2021, une motion au Conseil de l’eurométropole de Strasbourg du vendredi 7 mai 2021 – « Définir la notion d’antisémitisme et de compléter le plan national de lutte contre l’antisémitisme, le racisme et la haine » – rappelle que « l’idée selon laquelle les Juifs seraient collectivement responsables des actions de l’État d’Israël » est antisémite.

 

Nous n’imaginons pas un instant que cette expression nauséabonde, adorée par les papes avignonnais comme par le Général de Gaulle, ait été posée là de façon militante. Non. En revanche, son utilisation dans un spectacle du Festival d’Avignon et de la SACD est inacceptable.

 

Pour aller plus loin et mieux comprendre la notion de « peuple élu »

L’histoire de l’antisémitisme, Arte (épisodes 1 et 4). Cette série documentaire écrite et réalisé par Judith Cohen Solal et Jonathan Hayoun est disponible gratuitement sur Arte, elle explique et démonte tous les poncifs autour de la haine des juifs de façon claire et accessible.

 

Gerd Krumeich, «Aux origines de l’antisémitisme nazi : compter les juifs pendant la Grande Guerre». L’historien revient sur les fondements de l’idéologie nazie dans ce bref et pertinent article à retrouver sur Cairn, la plateforme ressource des chercheurs et chercheuses.

 

Le livre le plus récent sur l’histoire des juifs est signé de l’historien Pierre Savy. Son Histoire des Juifs est une histoire en filigrane de l’antisémitisme qui montre comment les stéréotypes, dont celui de « peuple élu », voyagent au fil des siècles.

 

Mise à jour – 20 juillet : à la suite d’une discussion entre le festival et les artistes, la mention de « peuple élu » a été retirée du spectacle.