« Les Émigrants » : Portraits fantômes par Krystian Lupa à l’Odéon

par Yael Hirsch
20.01.2024

En 2023, les représentations des Émigrants avaient été annulées à la Comédie de Genève et au Festival d’Avignon. Les colères, les changements et les exigences de Krystian Lupa avaient poussé les équipes techniques à bout et elles avaient refusé de poursuivre. La pièce voit enfin le jour au Théâtre de l’Odéon, à Paris. C’est visuellement époustouflant, résonne parfaitement avec l’œuvre originelle de WG Sebald, mais aussi exigeant avec le public : 4h15 de tableaux hyper-millimétrés qui s’étirent…

Après avoir déjà travaillé sur Austerlitz, Krystian Lupa a choisi deux des quatre récits du mythique livre de WG Sebal, les Émigrants qui font le portrait de juifs ayant dû quitter l’Allemagne nazie. Il s’agit de son instituteur Paul Bereyter, empêché d’enseigner mais revenu en Allemagne en 1939 et de son grand-oncle parti vivre aux États-Unis, Ambros Adelwarth.

Tableaux d’une mémoire à trous

La scène est ouverte et bordée d’un liseré rouge. L’espace semble immense, avec deux murs, quelques fenêtres, deux tables et quelques assises. Nous sommes aussi bien à l’intérieur austère d’un appartement d’instituteur allemand, la cour opulente d’une maison avec vue sur le lac ou chambre baroque d’un hôtel à Jérusalem. L’enquêteur-narrateur est là : Pierre Banderet incarne un Sebald entre deux âges dans les années 1980. Il est grave, obsessionnel mais non dénué d’humour noir.

La quête de la mémoire peut commencer, toujours teintée d’interrogations sur la période du IIIe Reich, hantée par les visages fantomatiques de ceux et celles qui ont disparu. Arielle Meyer MacLeod, qui a suivi la création de la pièce rapporte une phrase de Lupa qui résume sa fidèle adaptation « Notre rôle consiste à faire entendre les silences de Sebald sans pour autant les effacer ».

Les écrans du souvenir

Comme il le fait avec une maestria toujours renouvelée depuis 2008, Lupa utilise les écrans pour faire circuler la narration. Un grand écran qui joue de divers effets de transparence, mais aussi de diverses hauteurs, pour dialoguer avec ce qu’il se passe sur la scène. Avec une lumière sombre et mate, cela permet d’introduire la nature sur scène (forêt, mer…). C’est somptueux, ça ressemble parfois à du Richter, cela permet de donner à chacune des deux parties son identité propre. Et parfois les portraits s’y figent. « Ce qui a été continue à ce perdre à nouveau à chaque instant » nous dit le narrateur. L’écran de Lupa est fidèle aux photos que Sebald utilise à contre-emploi des surréalistes et un peu comme Boltanski dans ses livres. Elles redoublent les mots pour ancrer les visages des disparu.e.s et leurs mystères.

Les émigrants est une pièce profonde, qui étire le temps pour le remplir de fantômes.Krystian Lupa poursuit sa quête sur le passé de l’Allemagne. Il demande beaucoup au public et parvient à l’emporter dans la beauté sombre et dans le rythme lancinant de la recherche du passé.

Les Emigrants, de W.G. Sebald, mis en scène par Krystian Lupa, avec Pierre Banderet, Monica Budde, Pierre-François Garel, Aurélien Gschwind, Jacques Michel, Mélodie Richard, Laurence Rochaix, Manuel Vallade, Philippe Vuilleumier, 4h15 avec entracte.
(c) Simon Gosselin

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