Aux côtés du fildefériste Lucas Bergandi, en alternance avec Julien Posada, et du musicien Boris Boublil, Philippe Torreton joue et met en scène Le Funambule. Le comédien nous fait entendre le magnifique texte de Jean Genet dans une mise en scène qui fantasme l’écriture du poème.
A la fin des années 50, Jean Genet rencontre d’Abdallah Bentaga, un jeune acrobate de 18 ans. Amoureux, Genet le prend sous son aile et veut en faire un grand funambule, il le conseille, le façonne pour le conduire au succès. De cette relation nait un poème, Le Funambule, destiné à « enflammer » le fildefériste, à le hisser jusqu’à la gloire. Mais après une chute tragique, Abdallah Bentaga met fin à sa carrière. L’écrivain et l’acrobate se séparent. Deux ans plus tard, Abdallah Bentaga se suicide.
La tragédie de leur histoire connote Le funambule de tons funestes et c’est sur cet axe qu’a choisi de jouer Philippe Torreton.
Les mots, la musique et la danse s’entrelacent dans une scénographie de Raymond Sarti, qui nous invite dans un cirque abandonné, redécouvert. Le décor foisonnant et les teintes lumineuses signées Bertrand Couderc installent une ambiance de misère chaleureuse, un chaos réconfortant dans lequel s’illustre des amours exigeants : l’amour d’un être pour un autre, l’amour du funambule pour son fil, l’amour de l’«être» artistique.
Le texte de Jean Genet est admirable et difficile, c’est à la fois une déclaration d’amour et une réflexion sur l’art, sur la prise de risque et la position d’artiste. L’écriture lyrique s’entrelace à l’écriture philosophique. Le lire ou l’écouter, c’est s’engager dans la pensée de l’auteur, dans son esprit qui passe de ses amours à ses tracas. Genet s’adresse à nous ou s’adresse à lui, il s’adresse à son amour et à ses propres profondeurs.
Philippe Torreton a choisi de se mettre dans la peau de l’auteur et de s’adresser à la fois au public, à lui-même, à l’acrobate mais également au musicien.
Son entrée en scène fait de lui un narrateur. Tandis que des paillettes tombent du ciel et se posent sur l’acrobate endormi, la figure de Jean Genet déclame : « Une paillette d’or est un disque minuscule en métal doré, percé d’un trou. Mince et légère, elle peut flotter sur l’eau. Il en reste quelquefois une ou deux accrochées dans les boucles d’un acrobate. »
Plus qu’un narrateur, il semble que Philippe Torreton ait fantasmé l’écriture du Funambule. En effet, nous avons l’impression d’être plongé·e·s dans ce qu’auraient pu être les pensées de l’écrivain. Nous nous retrouvons finalement dans l’écriture même du poème.
La figure de Jean Genet nous parle, se parle, parle au funambule, qui ne l’entend presque jamais. Il est là, sans être là, il est fantomatique.
Parfois, après une envolée de mots qui mériterait d’être méditée, la figure de Genet s’installe à une table et note frénétiquement sur son carnet.
Nous nous retrouvons dans l’œuvre de Jean Genet, dans son écriture mais également dans sa destinée car l’acrobate devant nous, qui se bat avec le fil, est déjà blessé, déjà épuisé. On découvre un funambule qui ne voit pas son pygmalion invisible mais subit l’écho de ses paroles. Et, avant même la fin du texte, l’évènement tragique a lieu.
Ainsi, la mise en scène de Philippe Torreton place le public dans l’œuvre mais aussi pendant son écriture et après sa publication. L’interprétation romantise le texte et insiste sur la tragédie de la réalité, c’est un fantasme qui peut être apprécié ou non du public.
Pourtant, ce parti pris n’amoindri pas l’ampleur du poème ni sa profondeur. Les mots portés par le comédien, de façon, certes, grandiloquente, gardent leur puissance et leur beauté dans les silences et les repirations de Philippe Torreton.
La musique de Boris Boublil, présente mais discrète, sublime certaines phrases, sucre certains mots. Elle est juste, devient parfois illustration mais ne fait jamais office de remplissage.
L’acrobate, silencieux, semble torturé, il se bat avec le fil, il se bat avec lui-même. La chorégraphie de Julien Posada est faite de sentiments bouillonnants. Néanmoins, durant toute la pièce, l’attention du spectateur est fermement maintenue sur le texte, faisant presque du funambule un élément secondaire. Seul le moment d’apothéose, seule la danse sur le fil place l’équilibriste au centre de la scène.
Alors, ce n’est plus du théâtre, c’est un numéro de cirque. Le public retient son souffle, applaudit devant un saut périlleux faussement raté, pouffe de soulagement. C’est un très beau moment, la langue laisse place au corps et à l’indicible, le temps de quelques secondes, la salle est transformée.
Les choix et la lecture du Funambule par Philippe Torreton peuvent être discutés mais sa proposition et son interprétation restent brillantes. Le phrasé est porté par la musique, l’énergie et l’atmosphère nous transmettent une réelle impression de vérité. Par ses partis pris artistiques, le comédien et metteur en scène transforme ce poème en un texte qui semble écrit pour le théâtre, et c’est très fort.
Jusqu’au 20 mars au Théâtre de la Ville, Abbesses.
Texte Jean Genet
Conception et mise en scène Philippe Torreton
Composition musicale Boris Boublil
Chorégraphie Julien Posada
Scénographie Raymond Sarti
Lumières Bertrand Couderc
Costumes Marie Torreton
Collaboration artistique Elsa Imbert et Marie Torreton
Regard chorégraphique Dalila Cortes
Construction décor Atelier de la MC2 Maison de la Culture de Grenoble
Avec Philippe Torreton, Boris Boublil, Julien Posada en alternance avec Lucas Bergandi
Visuels : © Pascale Cholette