En 2020, nous découvrions la méthode de Marcus Lindeen & Marianne Segol-Samoy avec L’Aventure invisible. Memory of Mankind reprend ce même procédé pour une fascinante performance philosophique, toujours au T2G, avec le Festival d’Automne.
Marcus Lindeen nous convie à entrer dans le cercle de la confidence. Quatre comédien·ne·s prêtent leur voix à l’identité de quatre humains pour qui la question de la trace de soi est devenue une fiction. Nous voici assis·es sur un gradin qui abolit la séparation entre nous et la scène. Sofia Aouine, Driver, Axel Ravier et Jean-Philippe Uzan s’installent en contrebas. Devant eux, des boîtes remplies de cadres en céramique. Tous·tes portent une oreillette. Ce procédé qu’Émilie Rousset utilise également dans Le Procès de Bobigny ou Rituel 5, donne aux voix une texture singulière : une distance, mais aussi une étrange vérité.
Ce quatuor est composé d’amateur·rice·s, autrement dit, de « vraies gens », qui nous racontent des histoires vraies, mais complètement folles. Depuis dix ans, un céramiste et archiviste autrichien s’est donné pour mission de « sauvegarder sur ces tablettes le savoir de notre civilisation ». Textes et images y sont retranscrits, venant de livres, d’études scientifiques, mais aussi d’histoires personnelles collectées auprès du grand public. Mais comment choisir les archives du futur ? Comment savoir ce que l’on veut laisser à l’humanité d’après (si tant est qu’elle existe) ?
Trois grandes histoires nous sont racontées : celle de cet archiviste fou qui décide, à lui seul, d’être la mémoire de toute l’humanité ; celle d’un couple plus amoureux que jamais, composé d’un homme qui perd régulièrement la mémoire, ne la retrouvant que des semaines ou des mois plus tard, et qui, chaque fois, retombe amoureux de sa femme, laquelle doit tout réapprendre avec lui, jusqu’à l’existence d’un fruit ; et celle d’un jeune archéologue, qui travaille sur les traces des civilisations queers et nous montre une tombe égyptienne incroyablement émouvante : deux garçons qui s’embrassent et se tiennent bras dessus, bras dessous, visiblement amoureux, pour l’éternité. Ce faisant, la pièce s’empare du métier d’historien : comment juger le passé avec nos yeux du présent, qui trouvent insupportable qu’aucun égyptologue n’ait pu même concevoir cette vie d’amour homosexuelle, nommant ce lieu « la tombe des deux frères » ?
Le spectacle interroge, avec une infinie intelligence, nos finitudes et l’urgence qu’éprouvent les humains à vouloir laisser une trace de leur passage. Mais à quoi pouvons-nous nous résumer ? Quelle image de nous donner ? L’archiviste explique qu’il refuse d’inclure dans ses archives, enfouies sous une mine de sel, les mots des nazis ou des contenus pédopornographiques. Pourtant, ces horreurs font partie, elles aussi, de la culture humaine, aussi dégoûtantes soient-elles.
La gêne est partout. Ce spectacle, proche d’une installation, joue avec cela. Le fait que les interprètes ne soient pas des professionnel·le·s, qu’ils semblent découvrir le texte en même temps que nous, crée une étrangeté délicieuse, teintée d’une humanité trop humaine.
C’est une performance géniale à laquelle nous invitent Marcus Lindeen & Marianne Segol-Samoy . Il nous pousse à explorer l’angoisse existentielle de notre humanité : oui, nous sommes mortels. Et cette information ne cesse de rester inacceptable.
En 1h20, nous voyageons : dans les années sida, dans l’archéologie égyptienne, au cœur de la maladie, et dans la tête d’un fou furieux… qui n’est finalement pas si fou. Tout cela se passe presque entièrement en pleine lumière, avec des tableaux séparés par quelques noirs et des projections d’archives. Ces traces, réelles, sont effectivement enfouies sous une mine de sel en Autriche.
Alors, on ne sait pas vous, mais nous, on a très envie de faire ce voyage. D’aller voir ce que les autres ont laissé comme traces. Parmi les exemples cités, il y a un oncologue qui a choisi de transmettre la recette de pain d’épices de sa mère, parce que la vie était trop dure pour lui. Une recette. Une trace douce et universelle, non ?
Et vous, quelle information de votre vie présente voudriez-vous préserver pour l’humanité de demain ?