Ce 15 mai, Daniil Trifonov et le Gewandhausorchester, dirigés par Andris Nelsons, lancent le Festival Chostakovitch au Gewandhaus de Leipzig avec un programme réunissant l’Ouverture festive, le Concerto n° 2 pour piano et la Symphonie n° 4. Une brillante et jubilatoire ouverture des festivités, disponible sur Arte.
Du 15 mai au 1 juin 2025, le Gewandhaus de Leipzig célèbre l’anniversaire des cinquante ans de la mort de Dimitri Chostakovitch, décédé le 9 août 1975 à 69 ans. Pendant quinze jours, les amateurs du compositeur venant des quatre coins du monde pourront se délecter d’un programme somptueux.
Sous la direction du chef letton Andris Nelsons et de la cheffe russe Anna Rakitina, trois orchestres – le Gewandhausorchester, le Boston Symphony Orchestra et l’orchestre des jeunes (le Festivalorchester) – joueront les quinze symphonies de Chostakovitch. Des artistes d’exception, parmi lesquels Daniil Trifonov, Nikolaj Szeps-Znaider, Baiba Skride, Antoine Tamestit, Gautier Capuçon et Quatuor Daniel interpréteront ses solo concertos et une grande partie de sa musique de chambre. Deux représentations scéniques de Lady Macbeth de Mtsensk seront proposées à l’Opéra de Leipzig.
Devant une salle comble du Gewandhaus, le Gewanhausorchester sous la baguette de Nelson Andris lance le Festival Chostakovitch 2025 avec l’Ouverture festive op. 96. Composée en quelques heures en 1954 à la demande du Théatre Bolshoi qui avait urgemment besoin d’un morceau festif pour commémorer le 37ème anniversaire de la Révolution d’Octobre, l’Ouverture festive est une pièce effervescente. Très populaire en Union soviétique, l’Ouverture festive a été fréquemment jouée lors des célébrations officielles et sa fanfare a été choisie comme thème officiel des Jeux olympiques de Moscou en 1980.
Après cette joyeuse mise en bouche, le plateau change pour accueillir Daniil Trifonov. Le choix du relativement facile Deuxième concerto de Chostakovitch paraît curieux pour valoriser l’un des pianistes les plus virtuoses de sa génération. En 2011 déjà, Martha Argerich a dit à son propos dans une interview au Financial Times: « Il a de la tendresse et aussi un élément démoniaque. Je n’ai jamais rien entendu de tel. »
Chostakovitch a composé son entrainant et rapide Concerto n° 2 en 1957, à l’occasion du dix-neuvième anniversaire de son fils, Maxime, qui l’a créé le 10 mai 1957 dans le cadre de ses examens au Conservatoire de Moscou. Soucieux de ne pas accabler le jeune musicien, Chostakovitch père compose une œuvre relativement brève – environ 20 minutes – et dénuée de ses pyrotechnies habituelles. Il y inclut des clins d’œil humoristiques à son fils. Par exemple, dans le troisième mouvement, Chostakovitch écrit une polka rapide et boulevardière qui évoque la méthode Hanon, cette série d’exercices redoutés et souvent détestables visant à « acquérir l’agilité, l’indépendance, la force, l’égalité des doigts ainsi que la souplesse des poignets » dont Maxime a dû lui casser les oreilles comme tout apprenti pianiste.
Dans une lettre à son élève et ami Edison Denisov, Chostakovitch affirme que le concerto n’a « définitivement aucun mérite artistique ». Pourtant, son Deuxième concerto est un régal du début à la fin et Chostakovitch l’a joué souvent et à un tempo rapide. Son petit-fils Dmitri Chostakovitch Jr l’interprète avec la même vivacité que son grand-père et son enregistrement en 1984 avec I Musici de Montréal sous la baguette de son père (et fils du compositeur) Maxime Chostakovitch. Écoutant Daniil Trifonov jouer le Deuxième concerto, nous ne pouvons que nous émouvoir du privilège de l’entendre et regretter que les trois générations des Chostakovitch ne puissent pas en faire autant.
Avec ses cheveux longs et son délicat visage pâle, couvert d’une épaisse barbe longue, Trifonov fait penser à un Raspoutine noble et pur. Sa longiligne silhouette, vêtue d’un costume bleu marine, pourrait être celle d’un héros dostoïevskien, lourdement éprouvé par les combats de son siècle. Tantôt voûté sur le clavier, tantôt cabré en arrière, ou encore en lévitation au-dessus de son tabouret, Trifonov nous livre un Deuxième concerto exubérant, drôle et furieux. Avec l’énergie d’un saint exalté par le jeûne et la prière, il tape sur le clavier comme un boxeur sur son adversaire, juste pour le caresser quelques instants plus tard avec une saisissante tendresse. Ou encore, pour se lancer dans une cadence que Charlot aurait pu improviser s’il avait rencontré un piano lors de ses tribulations.
Rappelé plusieurs fois sur scène, Trifonov se montre d’une délicieuse gaucherie dès qu’il s’éloigne du piano. Quand il pirouette sur ses talons pour saluer le premier violon, on retient son souffle par peur de le voir trébucher. Mais dès qu’il retrouve son tabouret pour nous jouer le superbe Scherzo op. 1a, il règne en maître sur toute la création.
Après l’entracte, le programme se poursuit avec la plus étonnante et la plus troublante des symphonies de Chostakovitch. Sa composition en 1936 coïncide avec le début des grandes purges staliniennes qui ont fait plus de deux millions de victimes. Chostakovitch vit à ce moment un traumatisme profond lié à la parution de l’article « Du fatras en guise de musique » dans la Pravda du 28 janvier 1936. L’article vitupère son opéra Lady Macbeth du district de Mtsensk, considéré comme un succès retentissant jusqu’au moment où Staline n’assiste à l’une de ses représentations au Bolchoï.
L’article livre une attaque dévastatrice et une menace à peine voilée contre le compositeur. L’auteur, Staline ou l’un de ses sbires, accuse Chostakovitch de vouloir propager le « chaos gauchiste » rempli de personnages « bestiaux et vulgaires » qui ne peuvent séduire que « les dégénérés ». Malgré les pressions des autorités, Chostakovitch ne s’est jamais publiquement distancié de Lady Macbeth, comme le régime le lui demandait. Vers la fin de sa vie, il écrira à son ami Isaac Glikman : « Au lieu de me repentir, j’ai composé ma quatrième symphonie ».
Clairement, l’éblouissante et furieuse Symphonie n° 4, avec ses excentricités, ses violences et ses innovations musicales, ne pouvait que déplaire aux autorités soviétiques. Néanmoins, l’Orchestre philharmonique de Leningrad répète la n° 4 sous la direction de Fritz Stiedry, le chef autrichien qui a fui Hitler jusqu’en Union soviétique en 1933. La création de la Quatrième, initialement prévue pour le 11 décembre 1936, a été annulée le jour même. Chostakovitch ne verra sa Quatrième, ni d’ailleurs Lady Macbeth, jouée en public avant 1961, période de détente sous Khrouchtchev. Lui-même ne devra sa survie pendant les purges staliniennes qu’à l’exécution, en juin 1937, du fonctionnaire chargé de son dossier.
L’architecture de la Quatrième est monumentale. Écrite pour le plus grand ensemble orchestral que Chostakovitch ait jamais utilisé, avec 20 bois, 17 cuivres, une percussion pantagruélique et des cordes en proportion, la partition se compose de trois mouvements, dont le premier dure une demi-heure.
Face à l’orchestre, Andris Nelsons est tendu comme un arc. Il donne le départ à cet ensemble gigantesque comme on lâche un taureau fou de rage dans l’arène. Et comme s’il ne faisait pas entièrement confiance à la puissance des percussions, il tape plusieurs fois du pied pour les accompagner. Le ton est donné : la Quatrième de Nelsons sera une terrifiante et excitante montagne russe, pilotée par un chef directif et concentré.
Du début à la fin, Nelsons dirige les musiciens presque individuellement, avec une gestuelle précise et exigeante. Il sait exactement ce qu’il veut et fait le nécessaire pour l’obtenir : il n’hésite pas à fusiller un pupitre du regard ou à esquisser des mouvements des instruments dont il attend davantage. Dès les premières mesures, Nelsons crée une ambiance d’intensité amère et du désir de revanche d’un génie exaspéré. Mais aussi de frustration car on a constamment l’impression que le chef indique à l’orchestre qu’il ne lui donne pas assez, alors que nous en avons des tympans éprouvés par la masse sonore.
Nelsons évoque une parodie d’une toccata de Bach avant d’évoluer vers une marche de cuivres et le premier de nombreux points culminants plus ou moins menaçants qui suivront ; et éclateront parfois de manière soudaine dans une explosion de l’orchestre complet. Le projecteur sera braqué sur la basse clarinette pendant un épisode ravissant, accompagné de harpes, de flûtes et de piccolos, mais la tension monte à nouveau. Des passages lyriques sont interrompus par un soudain Presto effréné des violons, auxquels se joignent les autres instruments à cordes.
C’est le début de la descente dans un cauchemar de bois et de cuivres, suivi des percussions. Une déferlante destructrice s’achève dans un fracas qui submerge tous les thèmes antérieurs. L’atmosphère s’allège, et les cordes développent un semblant de valse mahlérienne presque enjouée. Plusieurs solos magnifiques ponctuent la deuxième partie du premier mouvement, notamment un remarquable solo de violon et plusieurs solos de basson plus ou moins réussis. Le mouvement se termine avec un sens tout mahlérien de désintégration et de perte de repères.
Le deuxième mouvement, Moderato con moto, ne dure que neuf minutes et contient de nombreuses citations mahlériennes et des allures de Ländler. Le mouvement est toutefois dénué de toute nostalgie viennoise grâce aux harmonies âcres de Chostakovitch qui semble parodier Mahler tout en nous offrant de merveilleux passages pétris de délicatesse, voire de tendresse.
Le troisième mouvement, Largo-Allegro, ouvre avec un solo poignant de hautbois jouant une marche funèbre que Chostakovitch reprendra dans l’ouverture de sa Cinquième symphonie. La musique atteint rapidement le premier point culminant et éclate dans un Allegro scandé par un rythme insistant et accablant. Le reste du mouvement est marqué par un jeu fortement contrasté entre des valses vigoureuses plus ou moins mélodieuses, des accélérations menaçantes des cordes, et des interventions inattendues et ironiques des flûtes et des piccolos, remarquablement exécutées.
Le final de la Quatrième est surréaliste de brutalité totalitaire : on y entend les apparatchiks claquant leurs classeurs à tiroirs, les policiers ivres administrant des coups de matraque et les camarades confessant les crimes qu’ils n’ont pas commis dans des geôles froides et humides de la Loubianka. La symphonie se termine avec une dernière note jouée par le célesta, une sonorité blanche qui disparaît dans le néant, sans résolution ni apaisement.
Dans un élan théâtral, Nelsons cherche à faire durer ce moment de silence au-delà de ce qui paraît nécessaire, avant de baisser sa baguette et permettre, finalement, au public d’applaudir. Le public secoué par ces sensations fortes, remerciera Nelsons et le Gewandhausorchester chaleureusement avec une longue ovation debout. Une soirée d’ouverture qui met la barre haut.
Visuels : © Jens Gerber