Ce 12 avril, l’auditoire du Grand Théâtre de Provence accueille la phalange helvétique avec son chef principal, Michael Sanderling, et le pianiste Rudolf Buchbinder dans le Premier Concerto pour piano de Brahms et la Symphonie n° 9 « Du Nouveau Monde » de Dvořák.
Le pianiste autrichien Rudolf Buchbinder connaît le Premier Concerto pour piano de Brahms sur le bout des doigts. Non seulement, il l’a déjà gravé trois fois – une fois avec Nikolaus Harnoncourt et deux fois avec Zubin Mehta –, mais il en possède la partition originale et autographiée. Car la légende vivante du piano, Buchbinder est aussi un collectionneur invétéré des partitions originales, de documents d’archives et autres fac-similés. Sa collection privée comprend 39 éditions complètes des sonates pour piano de Beethoven ainsi que les copies autographiées des deux concertos pour piano de Johannes Brahms.
Le Premier Concerto est l’un de ses concertos préférés et Buchbinder, réputé pour son perfectionnisme, le joue au plus près de l’original, sans pour autant perdre de la spontanéité. Son interprétation marie impeccablement l’exigence intellectuelle à la liberté musicale. Les Lucernois sous la baguette de Michael Sanderling ouvrent le Concerto n°1 avec une majesté quelque peu musclée, mais qui introduit néanmoins admirablement la partie piano.
Les premiers accords et le développement du thème sont aussi gracieux que précis. Buchbinder semble tout juste effleurer son clavier et ses pianissimi parfaitement audibles sont d’une délicatesse absolue. Dans les parties plus fougueuses de la partition du jeune Brahms, le piano de Buchbinder devient plus martelant, ce qui n’est pas pour nous déplaire, d’autant plus que le chef énergique dirige l’orchestre avec l’entrain d’un border collie multi-titré, au championnat d’Europe de chiens de troupeaux.
Le programme se poursuit avec la Symphonie n° 9 « Du Nouveau Monde » de Dvořák. Composée aux États-Unis en 1893 et créée dans l’année au Carnegie Hall par l’Orchestre philharmonique de New York, la Neuvième est la symphonie la plus célèbre du compositeur. Elle a été reprise de nombreuses fois dans des génériques, des émissions et dans des films allant du Seigneur des anneaux à Underground d’Emir Kusturica, en passant par les films d’animation manga. Neil Armstrong en aurait même emporté un enregistrement audio lors de la mission Apollo 11 en 1969.
La Symphonie n° 9 a été commandée par le chef d’orchestre américain Theodore Thomas qui voulait une œuvre reflétant la musique et l’identité culturelle américaine. Elle s’inspire ainsi de la musique des Indiens d’Amérique, notamment le scherzo qui évoque « une scène de fête dans Hiawatha pendant laquelle les Indiens dansent », comme le compositeur expliquera au New York Herald au moment de sa création.
L’œuvre ample, colorée et majestueuse évoque l’optimisme, la vitalité et la grandeur du peuple américain. À la fois Broadway, jazz et musique folklorique américaine, la Neuvième incarne tout ce que l’Amérique offrait de plus grisant au moment de sa création. Mais l’interprétation de Michael Sanderling et la phalange helvète ne reflète guère cette tonicité tendue que l’on trouve dans des interprétations plus « américaines » de la Neuvième, parmi lesquelles la récente et splendide version de Nathalie Stutzmann et l’Orchestre symphonique d’Atlanta.
Les Lucernois nous livrent une Neuvième trop lente et trop distendue, et déploient des couleurs et des contrastes qui évoquent davantage les pâturages alpins parsemés de superbes rochers calcaires qu’un quelconque paysage du Nouveau monde. Les solos du hautbois sont ainsi étirés à la limite de la patience et, au lieu de maintenir une tension constante qui nous tienne en haleine, le chef ralentit l’orchestre avant chaque attaque comme s’il s’apprêtait à conduire des moutons à franchir un ruisseau dont le cours l’effraie.
Cela se solde par une Neuvième jouée par à-coups, ce qui ne veut pas dire que les Suisses ne nous offrent pas quelques moments de bonheur, notamment dans les parties les plus animées de cette somptueuse partition où Sanderling met en valeur les pupitres que nous n’entendons pas toujours de façon aussi claire, par exemple, les basses.
Si le bis du pianiste – une variation sur l’Ouverture de Die Fledermaus de Johann Strauss – est kitch, celui de l’orchestre – la Huitième Danse slave de Dvořák dans un tempo effréné – ajoute encore une couche de lourdeur dont nous aurions pu nous passer. Décidemment, le Nouveau monde n’est plus porteur de bonheur ou d’espoir. Pas même en musique!
Visuels : © Caroline Doutre