Alors que tout concourt à une fuite du présent – le temps lui-même, les jeux de notre mémoire, l’époque s’il en est – Adèle Yon, normalienne et jeune chercheuse en cinéma, publie ce 6 février dernier un premier roman aux Éditions du sous-sol qui ancre parce qu’il fait événement. Telle une boussole dans l’hiver, Mon vrai nom est Elisabeth nous offre une parenthèse qui, loin d’être édulcorée, pose une vraie question : et si après tout, nous n’étions pas fous ?
En même temps que la chercheuse entamait une thèse en études cinématographiques sur le motif du double fantôme – le mythe d’un personnage féminin hanté par un autre -, l’image de « Betsy », son arrière grand-mère, de son vrai nom Elisabeth, lui revient et l’obsède. Comme Rebecca d’Hitchcock et Jane Eyre de Charlotte Brönte avant elle, verserait-elle dans la folie ? Histoire d’une contingence, d’une thèse qui prend un tournant depuis une relation difficile, Mon vrai nom est Elisabeth est un récit oblique qui fait mourir un mythe et naître une écrivaine.
Ce premier roman est celui d’un dénuement, qui s’opère par le truchement d’un nom. De Betsy à Elisabeth, il y a Adèle, son arrière petite-fille, et un immense travail qui défait cette figure familiale de son aura, du silence bourgeois qui l’accompagne et la confine. Internée dans les années 50, présumée schizophrène et victime d’une lobotomie (une opération chirurgicale visant à sectionner les lobes frontaux), l’héritage de Betsy avait été érodé et lui avait été soustrait toute appellation. Ni profane, ni sacrée, Betsy était alors devenue secret.
Fils d’un père chirurgien, Michel Foucault disait écrire pour ne plus avoir de visage et utiliser les mots comme on lèverait les téguments d’une peau. L’oeuvre d’Adèle Yon a quelque chose de cela, de Foucault : une même préoccupation pour la folie qu’elle dissèque, pour les fous, Antonin Artaud, Claude Cahun, et la psychiatrie, toujours affaire de corps. Adèle Yon réinvestit précisément ce corps du malade, ou dit malade, et lui retire sa seconde peau, sa fine pellicule, son enveloppe familiale. Avec Mon vrai nom est Elisabeth, la littérature devient un geste chirurgical qui expose le corps et le réinscrit dans une économie politique.
A priori féminin et féministe, Mon vrai nom est Elisabeth surprend en ce que les figures masculines deviennent le support de l’intrigue et le moteur de l’écriture. Dans un entretien au média Collatéral, Adèle Yon déclarait que la troisième étape de création avait été la mort de Jean-Louis, fils de Betsy et inventeur du minitel rose. De même, ce roman n’est pas féministe dans la dénonciation qu’il opère de la condition des femmes internées ; sa perspective est féministe en ce qu’elle est positive, non pas au sens matérialiste du terme, mais narrative. Elle fait oeuvre de post-modernité puisqu’elle conjure l’aréopage masculin de même que la fatalité, en insufflant un nouvel imaginaire.
Membre du programme doctoral du SACRe (Sciences, Arts, Création, Recherche), le travail d’Adèle Yon s’inscrit dans le cadre d’une initiative portée par l’université de Paris, Sciences & Lettres (PSL) ayant pour but de mêler recherche et création, deux domaines qui convergent dans leur aspiration à un idéal. À la lisière de plusieurs genres, à mi-chemin entre le récit intime et l’essai, Adèle Yon use d’une palette narrative pour dire les traces d’un même événement familial : écriture de soi, lettres, entretiens, archives. La chercheuse innove, interroge le caractère précaire du discours, la labilité des voix, et l’on ne peut que saluer une démarche qui, loin de s’appesantir uniquement sur les institutions que sont la famille et la psychiatrie, propose une véritable création qui interroge nos façons de mener réflexion.
Il se révèle du génie, malgré la longueur d’un récit qu’on lit avec « parcimonie avide » pour reprendre une expression de l’autrice au sujet de sa lecture La fin de l’Homme rouge (2013) de Svetlana Alexievitch, écrivaine et journaliste biélorusse, qui constitue l’une de ses inspirations littéraires. Sans doute en est-il ainsi des récits de grand froid, ceux d’hiver qui libèrent et nous mettent en proie avec nos propres fantômes..