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« La Désinvolture est une bien belle chose » de Philippe Jaenada : La fabrique du suicide

par Julien Coquet
22.08.2024

Dans son nouvel opus reprenant la méthode déjà développée dans ses précédents livres, Philippe Jaenada s’intéresse au cas de Jacqueline Harispe, dite Kaki, suicidée le 28 novembre 1953 à l’âge de 20 ans.

La petite musique des livres de Philippe Jaenada commence à être connue : partir d’un fait divers et enquêter plus que de raison sur toutes les ramifications du drame. Dans La Petite femelle, Jaenada se focalisait sur Pauline Dubuisson, accusée d’avoir tué son amant ; dans La Serpe, Prix Femina, l’écrivain revenait sur l’auteur Henri Girard, accusé d’un triple homicide en 1941. Chaque roman est minutieux, précis et imposant (La Désinvolture… ne fait « que » 496 pages, et Jaenada aime à s’en amuser). L’auteur, dans ses remerciements, rend ainsi hommage à toutes les personnes qui l’aident, de près ou de loin, dans ses recherches (Archives de la préfecture de police de Paris, Archives nationales, Gallica…). Et c’est justement en travaillant sur l’un de ces faits divers, celui de Pauline Dubuisson qui occupe La Petite femelle, que Jaenada croise Kaki, jeune femme dont il va tenter d’ausculter les faits et gestes tout au long de La Désinvolture est une bien belle chose.

 

Saint-Germain-des-Prés post-Seconde Guerre mondiale

Le 28 novembre 1953 donc, Jacqueline Harispe, 20 ans, dite Kaki, saute d’une fenêtre située au cinquième étage de l’hôtel Mistral, situé dans le quatorzième arrondissement de Paris. Elle meurt à l’hôpital. S’est-elle suicidée ? Ou bien son compagnon de l’époque, un certain Boris Gregurevitch, un Américain de 24 ans, l’a-t-il poussée ? De là débute la nouvelle quête de Philippe Jaenada : découvrir les mobiles du suicide ou du meurtre (cette seconde option est vite écartée), et mieux comprendre la jeune fille qui évoluait dans le quartier de Saint-Germain-des-Prés au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Une occasion qui permettra à l’auteur de faire le portrait d’une bande de jeunes habituée au bar de chez Moineau.

 

C’était à prévoir, et c’est aussi ce pour quoi nous avions signé : La Désinvolture est une bien belle chose part dans tous les sens. Jaenada prend tant et si bien sa mission à cœur que rien n’est laissé au hasard et qu’il décide de remettre en lumière bien des détails qui peuvent paraître superflus. Au cours de ces 500 pages de lecture, on en apprendra donc grandement sur la jeunesse désœuvrée post-Seconde Guerre mondiale traînant dans les bars de la rive gauche parisienne, sur le regard porté par la société et les pouvoirs publics sur ces jeunes improductifs, sur Guy Debord (qui ne ressort pas grandi), sur La Cagoule, une organisation politique et terroriste des années 1930, sur la dernière pièce de théâtre probablement vue par Kaki, sur ses frères et sœurs, etc. etc. Parfois, le trop-plein de noms cités et d’informations qui paraissent anecdotiques nous font perdre le fil des réflexions de Jaenada. On a quelque peu envie de lui rétorquer vulgairement : « Philippe, on s’en fout ».

 

Une narration fluide

Et pourtant, pourtant, nous sommes allés jusqu’au bout (on aimerait dire pareil de tous les livres de cette rentrée littéraire). Car La Désinvolture est une bien belle chose possède un nombre important de qualités qui fait qu’il se dégage un certain charme du livre. On sent ainsi tout l’amour et l’intérêt porté par Jaenada à ses jeunes qu’il ne juge jamais, on perçoit toute la compassion portée à « une si jolie jeune femme, intelligente et libre, entourée d’amis, admirée, une fille que la vie semblait amuser ». Et puis il y a le rythme insufflé par Jaenada : il faut beaucoup de talent pour synthétiser ces informations et en faire un récit compréhensible et surtout fluide.

 

On louera enfin les à-côtés croustillants de l’enquête menée par Jaenada. L’auteur, « détaché de tout, en repos complet, pas seulement de la vie parisienne, de l’agitation incessante et de la violence, mais de la vie en général », décide de partir faire un tour de France par le littoral, tout en menant quelques recherches sur le Net sur Kaki. Dunkerque, Cherbourg, Dinard, Hendaye, La Grande-Motte, Briançon… Jaenada se balade d’hôtel en hôtel, et de bar en bar, livrant ici une certaine idée de la France. Les moments humoristiques affluent et l’amour porté à sa compagne Anne-Catherine et son fils Ernest émeut. Alors oui, la désinvolture est une bien belle chose lorsqu’elle permet d’écrire des romans si sérieux et pourtant sans lourdeur.

 

Extrait :

« Tout le monde, dans fa famille et son entourage, s’accorde à dire qu’en dehors de son « amoralité » et de sa « paresse » (sa grand-mère reconnaît qu’elle « ne fait pratiquement rien » depuis cinq mois et se lève rarement « avant une heure de l’après-midi » – combien d’adolescents seraient paresseux et amoraux ?), Kaki est une fille formidable. (Pas du tout la sauvage désaxée, indifférente à tout, uniquement préoccupée de son plaisir, nymphomane et égocentrique que certains journalistes et témoins ont laissé entrevoir. Elle est bien plus proche du souvenir que Vali Myers avait d’elle dix ans après sa mort, qui tient en deux mots : « Sweet child. ») Henriette la dit « charmante de caractère » mais très indépendante, n’écoutant personne. »

La Désinvolture est une bien belle chose, Philippe JAENADA, Mialet-Barrault Editeurs, 496 pages, 22 euros

Illustration : © Couverture du livre – Frères Reychman, C. & M. Illustration : D. R.