Après Jeunesses françaises et Loyauté radicales, le sociologue Fabien Truong (enseignant-chercheur à Paris 8) s’associe à son collège Gérome Truc (chercheur au CNRS et membre de l’Institut des sciences sociales du politique) pour publier Grands ensemble, résultat de dix ans d’enquête au cœur de Grigny.
Le pluriel, dans les titres de Fabien Truong, saute aux yeux comme un étonnant facteur commun : les « loyautés radicales » et les « jeunesses françaises » dont il avait fait état précédemment sont multiples. Ainsi en est-il des parcours des Grignois·es qu’il relate avec Gérome Truc : si des itinéraires se recoupent, leur livre accorde une large place à la diversité des biographies des personnes rencontrées. Comment, dès lors, comprendre le surprenant singulier du « ensemble » du titre ? Il ne s’agit pas là – ou pas seulement là – de la désignation des cités HLM, mais aussi du nom d’une association grignoise, Ensemble Citoyens. Et cette précision n’a rien d’anecdotique : par ce jeu de mots, le duo de sociologues met en valeur cet espoir porté par les réseaux associatifs qui émaillent la ville.
Car là est le pari des deux chercheurs : montrer la complexité des relations sociales dans une ville souvent réduite médiatiquement au statut de « ville la plus pauvre de France » ou de terreau de l’islamisme radical depuis les attentats d’Amedy Coulibaly, originaire de la ville. Pour défaire les préjugés sans camoufler les difficultés réelles et structurelles des habitant·es, ils ont, dix ans durant, sillonné la ville, menant de nombreux entretiens.
Au début de leur enquête, les attentats de janvier 2015 viennent d’avoir lieu et les sociologues ont surtout à faire à une population soucieuse de donner une autre image de sa ville, en même temps qu’elle exprime sa colère d’être associée dans la presse au seul terrorisme et aux seuls trafics de drogue. De fait, comme le montreront quelques pages plus loin les sociologues, ces trafics – de drogue ou d’autre chose – existent et ont un impact sur le quotidien des habitant·es de la Grande Borne et de Grigny 2. Mais ils ne sauraient résumer l’intégralité des relations entre les Grignoises et Grignois.
L’importance des solidarités et des réseaux d’entraide est ainsi longuement mentionnée, qu’elle prenne la forme d’institutions – les bibliothèques et centres sociaux, les professeur·es et les éducateur·rices – ou d’échanges informels où l’aide n’est pas toujours totalement gratuite, selon la logique du contre-don mise au jour par Marcel Mauss. À rebours de ces institutions vécues – plus ou moins difficilement – comme des auxiliaires, la police continue de faire figure de repoussoir, du fait de l’omniprésence des contrôles au faciès, mais aussi de l’ethos viriliste de ses agents, qui, loin de participer à un apaisement des tensions, participe plutôt de leur escalade.
Un autre élément contribue la déconstruction de certains a priori : les sociologues montrent en effet que, loin d’être une ville repliée sur elle-même, Grigny est au cœur de nombreuses mobilités, comme le chassé-croisé entre les habitant·es qui en partent pour travailler à Paris ou des fonctionnaires extérieur·es qui viennent y exercer leur profession. Surtout, c’est aussi une ville dont on parvient à partir, que ce soit pour la ville d’à côté ou pour le sud de la France. Les trajectoires des habitant·es sont donc nombreuses et variées, ouvertes sur l’extérieur. Enfin, Fabien Truong et Gérome Truc ont la bonne idée de ne pas livrer les résultats de leur étude d’un point de vue surplombant, mais se mettent aussi en scène dans leurs échanges, leurs difficultés et l’évolution de leur enquête, ce qui donne à Grands ensemble une dimension concrète et vivante.
Grands ensemble. Violence, solidarité et ressentiment dans les quartiers populaires, Fabien Truong et Gérôme Truc, éditions La Découverte, version papier : 22.00 €, version numérique : 15.99 €.
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