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« Tituba, qui pour nous protéger ? », au Palais de Tokyo, lumière sur l’indicible

par Theo Guigui-Servouze
29.11.2024
installation : Claire Zaniolo ©Aurélien Mole

Onze voix d’artistes, et leurs suivantes : leurs « invisibles », silencieuses ou silenciées, fédérées autour de Maryse Condé et son roman éponyme « Moi, Tituba sorcière noire de Salem », déploient au Palais de Tokyo une réflexion sur l’ancestralité, la transmission et le deuil. De la France, la Grande-Bretagne et l’Amérique du Nord, leurs trajectoires diasporiques, caribéennes et africaines, accueillent leurs songes et proposent de matérialiser des intimités dans un récit plastique et symboliques riche et subtil.

Maryse Condé + Tituba + Man Yaya au Palais de Tokyo

Il y a presque quarante ans, la plus célèbre plume de la Guadeloupe, Maryse Condé (1934-2024), dévoile au monde une figure forte et ambiguë à laquelle se raccrocher quand le sentiment que notre propre existence dérive vers des archipels chatoyants de douleurs, d’obscurité : Moi, Tituba sorcière noire de Salem, (publié en 1986). La solitude du deuil, l’absence, l’éclatement des trajectoires transgénérationnelles… qui marquent au fer rouge. Autant de problématiques et questionnements qui s’imposent, qu’on les ai convoqué ou non, lorsque la figure maternelle ou autre, disparait. Ce sont deux dimensions qu’explorent les onze artistes dans l’espace bipartite où s’agrègent leurs œuvres. Pris dans les mailles de destins familiaux disséminés, faisant naître des désirs de reconstitution, de quête de souvenirs, de parties manquantes, nécessaires à la cartographie de leurs identités. Et, de la conscience que, cousues ou reliées par une ligne invisible, ces topographies personnelles qui prennent ici des formes artistiques et plastiques diverses, un filet plus vaste de l’histoire, se tisse.

 

Sculptures, films, photographies, peintures et installations sont autant de preuves palpables qui témoignent de ces portraits intimes et parcellaires, qui tendent vers l’universel en cela que notre Histoire est faite de migrations forcées, de mers qui séparent. De mères ou mentors qui nous font, dont on ne sait comment se défaire parfois. Qu’on inhume en nous lorsqu’elles partent. Lorsque le visible devient invisible, lorsque la première main, le premier sein, n’est plus – qui convoque-t-on pour notre protection ?

 

Vue d'exposition : «Tituba, qui pour nous protéger ? » Palais de Tokyo ©Aurélien Mole

Vue d’exposition : «Tituba, qui pour nous protéger ? » Palais de Tokyo © Aurélien Mole

 

Tituba est le fruit du viol d’un colon anglais sur une esclave, Abéna, sa mère. Après l’exécution de celle-ci, Tituba est choyée, éduquée par Man Yaya, une vieille femme qui se trouve sur le même bateau négrier. Man Yaya sera sa protectrice, son initiatrice aux techniques de guérison, elle lui apprendra, comme pour la préparer à son propre départ, à communiquer avec les morts. Tituba, guérisseuse, apporte soin, comme une mère. Elle fait le lien entre les vivants qui la sollicitent pour accéder à leurs défunts. Le lien, la filiation, le prendre soin, au-delà, de la figure emblématique, conspuée et martyre ; Tituba est garante de recettes réparatrices et protectrices dont souvent les mères sont les détentrices, les transmettrices

De l’ombre

 installation premier plan : Miryam Charles ©Aurélien Mole

installation premier plan : Miryam Charles ©Aurélien Mole

 

Dans la première salle nimbée d’une pénombre qui invite aux chuchotements, ceux que l’on entend en échos, émanent du film onirique de Myriam Charles : « Cette Maison », (2022), projeté dans une boîte noire, enveloppante. Le film retrace, sous forme d’apparitions en surimpressions successives, l’histoire d’une jeune femme assassinée. L’artiste canadienne aux origines haïtiennes, par la chaleur des paysages déployés, met face au paradoxe de nombreux récits : comment cheminer en tant que vivant lorsque l’atroce fait irruption. Lorsque manquent les éléments d’explication du départ brutal d’une ou d’un proche, l’incertitude qui taraude. Il reste son alternative : la mise en place d’un dispositif de boucle vidéo, qui tourne tourne… Palliant, comme il peut, à la froideur du sentiment d’exil, à l’exil en lui-même. Mer, portraits de la jeune femme… La vidéaste s’en remet aux chants, des chants pour accompagner la marche funèbre : « Ne me laisse pas m’égarer » ou « Pa kite m’égare.» C’est là un premier vœu.

 

installation premier plan: Abigail Lucien ©Aurélien Mole

installation premier plan  Abigail Lucien
© Aurélien Mole

 

Un peu plus loin, Abigail Lucien, délimite. La perte, l’amour – la possibilité de guérison. Depuis des espaces créés à partir d’objets trouvés ou repris. Avec l’installation « When Day and Hour Come », sous forme de parpaings de construction (en référence à l’immeuble communautaire créé par son grand-père en Haïti), tenus par une classique armature en métal, mais enrichie de beurre de cacao reprenant des motifs vernaculaires caribéens de protection. Une mèche court, accentuant le contour graphique de la cloison crée. Au bout, une bougie. Que se passerait-il si un badaud l’allumait ? La sculpture fondrait-elle ? Ne laissant plus voir que l’armature métallique, implacable. Abigail Lucien, avec ce beurre régénérateur, tente de réparer, de nourrir, dans la matière et par des tracés rituels réconfortants. Une lumière douce se pose sur l’installation, laissant ainsi plus encore d’espace de réparation disponible, plus encore d’espace négatif, pour que se manifestent les disparus. Le titre de l’œuvre est une référence directe à l’ouvrage de Maryse Condé, un passage précis, lui aussi clairement délimité, l’a initiée.

 

©Aurélien Mole

© Aurélien Mole

 

À la lumière

La seconde salle laisse toute sa place à la lumière. Comme un fait exprès, si vous vous rendez à l’exposition sur les coups de 17h30-18h, l’œuvre de Tanoa Sasraku, une tour, une voile… selon qui la regarde. Suspendue, spectrale et organique. Comme une peau de tissu, de fils de lin, de pages de journaux et de tissus, de chagrins en ombres portées, s’élance telle une rampe vertigineuse. Si vous la regardez depuis le bas vers le haut, au détour des plaies, des déchirures, qui de fait la constituent par manquement, vous êtes envoyé dans la verrière de la galerie, en plein dans le ciel rose orangé d’un Paris, saisi chaque jour par cette heure, par ces couleurs qui éclatent toute frontière. Laissez-vous porter par cet alliage, cette métaphore qui est un vœu de plus de réunion avec l’être aimé, reprenant des us et des éléments du folklore hérité des racines ghanéennes de l’artiste britannique. Sans ignorer la portée politique de cette installation qui fait référence à la colonisation britannique de la « Côte-de-l’Or » (le Ghana), dont elle était riche. Cette voile laisse affleurer un processus de résilience, de résistance aussi.

 

installation : Tanoa Sasraku ©Aurélien Mole

installation : Tanoa Sasraku ©Aurélien Mole

 

«L’Appel », d’Inès Di Folco Jemini, artiste franco-tunisienne, suspend les voix intérieures dont Tituba est la proie bien qu’elle les invoque. Dans un triptyque de toiles, figures et formes abstraites se superposent, s’entremêlent dans un doute qui asphyxie autant qu’il galvanise. Chacun des trois tableaux imprime la complexité de se figurer en tant que vivant, si l’on fait « les bons choix (?) », les réponses sont assaillantes ou trop lointaines. Ou invisibles. Par le biais d’une palette à la fois franche et diluée allant du rouge au vert d’eau, la question de la filiation, de comment se fait la connexion avec nos ombres, ici figure : la mère de Tituba et sa mentor, Man Yaya. À qui se fier ? À qui s’en remettre ? À quelle sainte se vouer ? Quand certaines nuits, les souffles glissés à l’oreille de Tituba la perdent plus qu’ils ne la guident…

 

Aux pieds de ces allégories flottantes, malgré la confusion, un apaisement paradoxal finit de compliquer la réflexion. La contemplation, exempte d’analyse, se fraie un chemin en soi. Sous ces trois toiles, tels un toit, il est autorisé de s’égarer, de s’extraire quelques minutes à l’injonction sociale d’un « travail de deuil » qui « doit être fait rapidement car le monde continue de tourner ». Sous cette tente, ancêtres, sentiments égarés, prennent le temps de se positionner, bancals ou cramponnés. Comme ils le peuvent, quand ils le peuvent.

 

triptyque L'appel : Ines Di Folco Jemni, 2024, courtesy de l’artiste et Sissi Club, Marseille ©

triptyque L’appel : Ines Di Folco Jemni, 2024, courtesy de l’artiste et Sissi Club, Marseille ©

 

Faire le pas

« Tituba, qui pour nous protéger ? », une question simple en apparence… L’exposition est un seuil entre le monde des vivants et celui des morts, des invisibles, des ombres… Le Palais de Tokyo, dans une scénographie globale, tout sauf macabre, met à l’honneur une grande autrice, une nouvelle génération de sœurs. Avec sobriété, le musée laisse onze artistes proposer des récits personnels et historiques. Pas de linceul, pas de crypte, pas de paroles cérémonieuses… Un seuil, franchirez-vous le pas ? Qui n’a donc personne, personne de cher à son cœur, à retrouver, ne serait-ce que quelques minutes.

Curatrice : Amandine Nana

Artistes : Miryam Charles, Monika Emmanuelle Kazi, Naomi Lulendo, Inès Di Folco Jemni, Liz Johnson Artur, Tanoa Sasraku ,Claire Zaniolo, Massabielle Brun, Naudline Pierre, Abigail Lucien, Rhea Dillon.