L’édito de la semaine du 29 janvier : Zones d’intérêt
par La redaction01.02.2024
78 ans après la libération du camp d’Auschwitz, nous pensions naïvement que les artistes avaient déjà proposé tout ce qu’ils pouvaient pour répondre à l’injonction contradictoire de représenter l’irreprésentable pour pouvoir le transmettre.
Le philosophe Theodor Adorno avait transformé l’impératif catégorique kantien en « agir de manière à ce qu’Auschwitz ne se reproduise pas ». Alors que les tout derniers témoins directs parlent encore un peu, nous nous étions préparés à avoir épuisé les formes que peut prendre la transmission de cette Histoire, sans jamais renoncer à ce que certains faits soient retrouvés et à ce qu’on puisse inscrire les noms de chacun des morts sur les murs des mémoriaux. Mais en deux images, celle de la maison si bien rangée de Rudolf Höss et de sa famille de l’autre côté du mur du camp et celle des femmes de ménage qui nettoient le musée d’Auschwitz le matin, le Grand Prix du dernier Festival de Cannes, « La Zone d’intérêt » de Jonathan Glazer, nous saisit de froideur. Cette adaptation du livre de Martin Amis (2014), qui sort mercredi 31 janvier sur nos écrans, nous plonge dans la banalité de la vie bien rangée des bourreaux. Le même jour, le festival Dia(s)porama projette en ligne et dans plusieurs villes de France, une comédie musicale qui s’est jouée dans le ghetto de Varsovie. Le réalisateur espagnol de El amor en su lugar, Rodrigo Cortés, a reconstitué la musique et traduit le livret en anglais pour nous plonger dans un théâtre aux portes du camp. Décidément, nous spectateurs sommes beaucoup aux portes du camp, intérieur ou extérieur. Et nous sommes plongés dans une nuit d’un gris absolu. Gris, c’est la couleur de Universal Theory de Timm Kröger, film qui sort le 21 février prochain et qui repasse à un noir et blanc années 1950 pour nous plonger dans le monde pas très dénazifié de la physique quantique de ces années-là. Trois films, donc, trois propositions de cinéma intenses pour continuer d’interroger les limites de ce qui est humain. À cette diversité des propositions renouvelées cet hiver sur un sujet si grave et si précis, s’ajoute, le jour même où la nouvelle ministre de la Culture présente ses vœux au Musée national de l’histoire de l’immigration, une remarque envoyée par l’ancien ministre de la Culture. C’est en tant qu’actuel président de l’Institut du monde arabe que Jack Lang nous écrit à nous, journalistes : « Le film Shoah de Claude Lanzmann (est) une production aujourd’hui impensable .» Alors que le film est programmé sur France 2, Lang félicite Delphine Ernotte pour cette « remarquable et courageuse initiative » et rappelle que le film de Lanzmann est, en 1982, une « commande d’état », se faisant l’avocat d’un tel format. Diffuser le documentaire de Lanzmann la semaine de la commémoration de la libération d’Auschwitz qui est devenue « journée de la mémoire des génocides et des crimes contre l’humanité » nous semblait depuis de nombreuses années aussi classique qu’important. Que se passe-t-il pour que précisément cette semaine nous ayons ainsi un condensé de réflexion sur ce qu’il est possible ou pas de montrer du meurtre de 6 millions de juifs ? 78 ans après, pour reprendre les mots d’Henry Rousso et Éric Conan parlant de Vichy c’est « un passé qui ne passe pas ». Il est passionnant de voir, au cœur de la culture, précisément le cinéma inventer des formes nouvelles pour témoigner encore et toujours . Bonne semaine, de vigilance et de réflexion. Yaël et Amélie
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