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La Ribot : « Je me définis comme danseuse et chorégraphe »

par Amélie Blaustein-Niddam
10.07.2024

La Ribot est danseuse, chorégraphe et performeuse. Elle marque depuis trente ans l’histoire des arts vivants avec ses Pièces distinguées qui sont des œuvres numérotées. Aujourd’hui, elle nous parle de son spectacle Juana Ficción qui a clivé le Festival d’Avignon.

Avez-vous conscience de faire partie du grand tout qu’est ce retour de la performance à Avignon depuis l’année dernière, depuis que Tiago Rodrigues est là ?

 

Je suis d’accord que l’arrivée de Tiago Rodrigues a changé la direction précédemment prise. Le festival devient plus politique et poétique, et le moment a été crucial. Oui, peut-être. Après, je ne sais pas si c’est la venue de la performance, car je ne sais pas très bien ce que vous voulez signifier par l’usage du terme de « performance », mais si vous voulez dire par là « contemporanéité », alors oui.

 

Est-ce que vous vous définissez comme une performeuse ? Pourriez-vous par ailleurs me donner votre définition de la performance ?

 

Non, je me définis comme danseuse et chorégraphe. De fait, presque toutes les choses que je fais sont basées sur les principes que j’ai appris de la danse. En même temps, lorsque je dis ça, je me contredis, puisqu’il y a beaucoup de choses que j’ai apprises de l’art plastique, de l’histoire, de la science. Ce n’est pas aussi puriste que la danse, mais il y a un cœur de danse.

 

Vous avez déjà travaillé autour de l’histoire de Jeanne de Castille ayant passé 46 ans au cachot. Quels sont les liens entre les deux pièces ?

 

Oui, en 1992, je me suis approchée d’elle lors du cinquième centenaire de l’arrivée de Christophe Colomb au Nouveau Monde qui s’accompagnait de la célébration de cette histoire coloniale et masculine. Cela s’appelait El triste que nunca os vido, j’y interprète un duo avec l’acteur Juan Loriente. Il y a beaucoup de liens et même beaucoup plus de liens que ce à quoi je m’attendais. Lorsque je reprends la figure de Juana, je souhaite ne pas réitérer la même chose. Mais, finalement, les grands thèmes et même certains détails sont relativement similaires. En revanche, cette dernière est peut-être beaucoup plus musicale, avec des influences à la fois anciennes (Pierre de la Rue…) et contemporaines (Iñaki Estrada…). Le spectacle est, de façon inhérente, lié à des échanges culturels et musicaux. Cet échange culturel, presque romanesque, ne signifie pas que j’aie voulu faire de l’histoire de Juana une romance de sa prétendue folie. Au contraire, je pense que le romantisme a participé de cet imaginaire autour de Jeanne de Castille, lui a collé ce stigmate de folle. Le romantisme a fait du mal à la figure de Juana.

 

Elle a été beaucoup peinte, par Pradilla par exemple qui la montre avec des cadavres. Évidemment, lorsque tu enfermes quelqu’un pendant plusieurs décennies, il devient relativement fou. Julian Assange est un exemple moderne de cela. D’autant que dans le cas de Juana, il ne s’agissait pas seulement d’une réclusion poreuse, mais d’un véritable retrait, durant quarante-six ans, un empêchement de toute vie sociale, à l’exception de la musique, ce qui est très beau pour la pièce. Son dernier acte en tant que monarque fut de signer le paiement de musiciens. C’est pour cela qu’à la fin de la pièce, en tant qu’interprète du cadavre Juana, j’ai un archet de violon dans la main.

 

C’est fort, cela, fort et très beau. Ça a suscité des réactions très contrastées au sein du public du Festival d’Avignon. Avez-vous été étonnée ?

 

Oui, cela m’a beaucoup étonnée, car je le vois de façon beaucoup plus spirituelle et plus optique, même. La pièce est liée à l’arrivée de l’obscurité, cela crée un gouffre dans lequel on peut s’enfoncer et méditer. Je n’ai pas compris une réaction aussi violente de la part du public.

 

Généralement, c’est la marque des grands spectacles que de cliver autant ! Au-delà du scandale, votre spectacle est très imagé, d’où mon rapprochement avec la performance, au sens de Castellucci. Il y a notamment cette première image où vous apparaissez en méduse avec ce costume au visage, comment construisez-vous ces images ? Est-ce l’image qui amène le mouvement ou l’inverse ?

 

Cela dépend de différentes choses.  Pour le costume du début, c’est une robe qu’Elvira Grau, dessinatrice de mode, avait fait pour son examen final. Quand j’ai vu cette robe, je me suis dit : « C’est cela, ma Juana. » Alors, je l’ai contactée et elle est venue. En plus de cette robe magnifique, elle a confectionné le reste des costumes et des objets. Cette robe créée par Elvira a des similarités avec des personnages et des images qui apparaissent dans le Jardin des délices de Jérôme Bosch. La chose est particulièrement intéressante puisque Bosch était le peintre officiel de Filip et Juana de Flandre, et il s’est chargé notamment des funérailles d’Isabelle la Catholique à Bruxelles, la mère de Juana. On imagine que Juana a vu et connu ce peintre. Son petit-fils, l’empereur Philippe II, quelques années plus tard, aura ce tableau dans son alcôve au monastère d’El Escorial, à Madrid. Maintenant il est au musée du Prado. L’image de la luxure dans l’empire catholique !

Les images, l’ambiance, les couleurs, tout s’est organisé autour. On ne cherche pas les choses, elles sont résolument là, en place.

 

Les costumes et les accessoires sont très importants. Vous utilisez par exemple beaucoup de lunettes. Pourquoi ce symbole-là ?

 

Les lunettes, c’est voir ! L’ensemble du spectacle oscille entre voir et entendre.

 

Pour signifier la mise au cachot de Juana, vous nous faites regarder une vidéo. On entend tout et son contraire par rapport à celle-ci, comme l’idée que ça couperait le rythme du spectacle. En réalité, ça permet aussi de rentrer avec elle en cellule, de l’accompagner dans sa captivité.

 

Cette vidéo remonte au précédent spectacle El Triste que nunca os vido, qui date d’il y a trente ans. J’ai 29 ans d’ailleurs dans cette pièce, filmée par Angel Zoido. C’est un film de 80 minutes qui nous plonge dans des paysages de Castille à l’aube et au coucher du soleil. J’ai gardé uniquement la séquence ou je danse et où je tourne sur mon tabouret. La dernière image est un gros plan sur mon visage, je fixe la caméra pour donner la sensation d’un portrait ancien.

 

Le travail sur les bras, extrêmement altiers, est particulièrement intéressant. Finalement, c’est un spectacle où vous ne dansez pas tellement avec vos jambes. Était-ce quelque chose de volontaire ?

 

Oui, parce que justement, la danse du tabouret que je pratique dans cette pièce est, pour beaucoup, une danse du haut du corps. Le haut du corps, ce sont les bras. En tant que reine, elle doit saluer, tout le temps. Ce geste du salut m’amène à un geste d’appel au secours. Les jambes figées, c’est aussi pour signifier que son corps est un objet d’apparat que l’on garnit de différents attributs. Ces mouvements de bras sont aussi des pièces issues de mon répertoire, notamment des Pièces distinguées. On retrouve la 14 par exemple.

 

Justement, est-ce que Juana Ficción fait partie des Pièces distinguées ?

 

Juana Ficción, non, n’est pas en elle-même une Pièce distinguée. Mais toute la scène de la peinture noire en est une, c’est la Piece distinguée n° 60. Depuis huit ans, j’ai fait cinq Pièces distinguées autour de la peinture en cinq couleurs. C’est dans Juana ficción, qu’il y a la dernière, la noire. Toutes ces pièces autour de la peinture représentent un témoignage de morts possibles – non, je ne vais pas dire « possibles » –, de morts tout court.

 

Y aura-t-il des dates après le Festival d’Avignon, notamment à Paris ?

 

Il y en aura à Genève, parce que je suis en partie suisse et d’ailleurs très soutenue par ces derniers. De même, au Conde Duque, à Madrid. Malheureusement, pour Paris, il faudra attendre.