C’est un moment suspendu dans cette rentrée théâtrale 2025 foisonnante : Une maison de poupée, le classique d’Henrik Ibsen de la compagnie Plexus Polaire nous entraîne dans un cauchemar éveillé peuplé de marionnettes à taille humaine et d’araignées géantes. Un voyage au-delà du fantastique dans un récit autour de la libération féminine, mené avec virtuosité par la multi-talentueuse Yngvild Aspeli, à la fois metteuse en scène, actrice et marionnettiste.
Au départ, il y a un oiseau qui heurte une fenêtre. « Quelque chose de tout petit, » dit la narratrice, « qui va provoquer un grand bouleversement. » Elle, c’est Nora, une femme ordinaire de la petite bourgeoisie. Elle vit dans une maison austère entourée de figures fantomatiques : son mari, un banquier âpre, et ses trois enfants. Une famille qui n’est ni de chair ni d’os. Pareil pour l’ami de toujours, le Dr Rank, qui semble déjà avoir été emporté par la maladie. Des marionnettes à taille humaine que Nora fait parler, comme dans un mauvais rêve. Sa solitude, qui apparaît de manière encore plus saillante par ce truchement de la mise en scène, envahit toute la scène. Comme les prémices de la catastrophe à venir.
Nora est celle qui apporte un peu de gaieté à cet univers engoncé : la vie de la « petite alouette », comme dit son mari, ne tient pourtant qu’à un fil. L’ombre d’un grand danger guette entre les murs de cette poussiéreuse demeure. Et Nora va bientôt être piégée par son propre mensonge. Car son mari est très malade et l’argent manque. Elle cherche à tout prix à le sauver, et elle va sceller un pacte avec un personnage sombre qui lui fait du chantage. Les marionnettes qui peuplent son monde apparaissent alors de plus en plus menaçantes, alors qu’elles prennent vie et retrouvent la parole. Prise dans cet engrenage, Nora va sombrer dans l’horreur.
Bientôt, c’est même toute la maisonnée qui bascule dans un univers fantasmagorique. Les créatures sortent de nulle part, peuplant ce monde qui se retourne comme un gant, pour mieux exposer ses méandres lugubres et révéler une face cachée de la réalité et de la psyché du personnage principal. Nora est enchaînée et prise dans une inexorable tourmente. Jusqu’où ira-t-elle pour cacher son secret ?
Contre toute attente, elle finira par devenir le monstre, et ne faire plus qu’un avec la créature. Cette transformation donne lieu à une scène époustouflante et hallucinatoire, lors de laquelle l’actrice se confond avec la marionnette horrifiante, dans un incroyable pas de deux où l’on ne sait plus qui est qui. Un moment renversant d’une grande maîtrise qui laisse place à un imaginaire débridé et qui est l’apogée d’un spectacle où tout est désormais permis. Le mari qui prend forme humaine ou les marionnettes qui sont démembrées une par une brouillent la perception de la réalité. La femme qui a fait corps avec la bête atteint-elle un point de non-retour après l’alliance qu’elle noue avec les ténèbres dans ce moment dantesque ?
Après Dracula, Lucy’s Dream, présenté en 2023 à Avignon, la compagnie Plexus Polaire déploie de nouveau sa maîtrise de l’art de la marionnette, mais aussi un superbe sens de la démesure. En s’attaquant à ce classique de la littérature norvégienne, l’entreprise aurait pu paraître plus ardue. Elle est au contraire révélée à elle-même en s’affranchissant d’un certain formalisme propre au texte d’Ibsen et en faisant siennes la libération d’une femme et sa révolte contre une société d’hommes.
Une maison de poupée au Théâtre du Rond-Point, mise en scène Yngvild Aspeli et Paola Rizza, jusqu’au 2 février et en tournée. Dates :
Visuel : ©Christophe Raynaud de Lage