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« Sorcières. Titre provisoire » : Penda Diouf et Lucie Berelowitsch mettent en scène les pratiques contemporaines de sorcellerie

par Julia Wahl
03.10.2024

Inspirées par le livre de Jeanne Favret-Saada Les Mots, les morts, les sorts, Penda Diouf et Lucie Berelowitsch sont parties au printemps dernier dans le bocage normand à la recherche des pratiques contemporaines de sorcellerie pour créer Sorcières. Titre provisoire, un spectacle qui mêle fiction et réflexions sur l’actualité de la magie.

Lorsque paraît, en 1977, Les Mots, les morts, les sorts, le livre de Jeanne Favret-Saada lance un pavé dans la mare de la méthodologie ethnographique : alors que la déontologie commune prévoit un rapport de distance et de « objectivité » avec son sujet, la méthode suivie par la jeune ethnologue est inverse : constatant l’importance de la parole dans les rituels magiques, elle comprend qu’il lui faut au contraire se laisser envoûter par son sujet afin d’accéder à ce qui est caché aux personnes extérieures. Aussi s’installe-t-elle trois ans en Mayenne pour se laisser imprégner de son sujet.

 

Le rapport au temps de Lucie Berelowitsch et Penda Diouf n’est pas le même : les trois longues années de leur prédécesseure sont remplacées par trois mois. Il n’empêche : elles sont allées durant cette période enquêter au plus près de leur sujet, interrogeant les Normand.es sur l’actualité des pratiques magiques. À partir de ces échanges, elles ont écrit le texte de cette pièce qui nous plonge, sous forme de fiction, dans cette si proche étrangeté.

 

« C’est les mots qui comptent »

 

Sorcières. Titre provisoire nous raconte ainsi l’histoire de Sonia (Sonia Bonny), qui vient d’hériter d’une maison de famille. Elle reçoit brièvement la visite d’une femme accidentée (Natalka Halanevych), qu’elle héberge le temps que la dépanneuse arrive. Ce moment est un prétexte à l’exposition des relations ambigues de la jeune femme avec cette maison, qu’elle n’a pas vraiment choisi d’habiter, mais qui porte en elle la mémoire familiale. La visiteuse repart, le temps passe et les accidents de la route se succèdent, les villageois.ses évitent Sonia. Que se passe-t-il donc ? Une seconde visiteuse, son amie Jeanne (Clara Lama Schmid), apportera sur ces étranges événements un point de vue nouveau, qui perturbera le monde « cartésien » – l’adjectif est dans le texte – de Sonia.

 

Cette structure reprend assez largement celle du livre de Jeanne Favret-Saada : il s’agit, dans les deux situations, d’une personne extérieure qui vient découvrir des pratiques ou croyances que l’on croyait enfouies. L’importance des personnages féminins témoigne toutefois de la volonté d’ancrer cette enquête dans un monde contemporain où circulent de longs récits et théories – Federeci, Chollet – faisant des sorcières des femmes pourvues d’une forte agentivité. Ainsi peut-on comprendre l’absence complète de personnages masculins. Même dans les dialogues, les personnes évoquées sont toujours des figures féminines.

 

L’objet de Penda Diouf et Lucie Berelowitsch est, comme chez Favret-Saada, d’ouvrir vers un ailleurs. Penda Diouf nous propose ainsi un texte dont le double sens est permanent, créant une béance entre ce que le public croit entendre et ce que comprennent les personnages et donnant chair au constat de Jeanne Favret-Saada : « C’est les mots qui comptent ».

 

« Croire, c’est faire exister »

 

Cette présence d’un étrange monde invisible, aux contours peu dessinés, apparaît également dans le travail scénographique de François Fauvel et Valentine Lê : la maison de famille de Sonia est ouverte sur un extérieur dont elle n’est séparée ni par un mur ni par une porte ; les personnages passent de la demeure à son jardin sans daigner seulement marquer le changement d’espace, à la manière de fantômes qui ne s’embarrassent pas de ces considérations matérielles que sont les cloisons.

 

Le travail sur la perspective permet quant à lui de livrer à l’oeil du public un fragment des autres pièces de cette maison, dont les sols en damier, que l’on ne fait que deviner, font signe vers toute une cinématographie de l’horreur et du fantastique. Quant aux fenêtres, omniprésentes dans cette maison ouverte aux quatre vents, elles sont l’occasion de créer des personnages de sorcières qui échappent aux conventions du genre : elles brouillent, à la manière d’un miroir déformant, la silhouette des personnages sans pour autant souligner une quelconque évanescente. À une période où le recours au tulle est permanent pour figurer l’incertain et l’invisible, ce choix simple et fonctionnel est pour le moins bienvenu.

 

L’exhibition des conventions artistiques apparaît également dans le jeu des actrices, à la théâtralité assumée, et rejoint la conclusion de l’une des personnages, laquelle pourrait tout aussi bien décrire l’illusion théâtrale : « Croire, c’est faire exister ».

 

Sorcières. Titre provisoire apparaît donc comme un spectacle riche, aux multiples degrés de lecture, qui se refuse à tout rapport univoque au monde qui nous entoure.

Au Préau-CDN de Normandie-Vire, jusqu’au 4 octobre.

 

Visuel : Simon Gosselin