Avec Requin Velours, l’autrice et metteuse en scène Gaëlle Axelbrun frappe un grand coup : un texte puissant, mais fin et une mise en scène intelligente sur un sujet délicat, le viol ou plutôt ce qui suit le viol pour le⸱la survivant⸱e, et le processus par lequel iel peut se reconstruire. Brûlant, vif, cru, carrément pas dénué d’humour : une pépite programmée du 6 au 21 février à Théâtre Ouvert.
Attention, gros potentiel. On ne parle pas là de Requin Velours, mais plutôt on parle à partir de là : c’est un spectacle intelligent et abouti, qui agrippe le cœur et les tripes – pas un potentiel mais une sacrée réussite. Le potentiel, c’est celui de Gaëlle Axelbrun : une artiste qu’il va falloir suivre. D’abord parce que sa plume peut combiner l’absolument cru à l’absolument poétique, qu’elle arrive à tracer sa route au travers de la violence et de la colère pour faire advenir d’autres possibles, sans renoncer à visiter aucun recoin obscur mais sans se laisser acculer à ne faire cheminer son récit que dans les ténèbres. En tant que metteuse en scène parce qu’elle dirige avec sensibilité un trio de magnifiques acteur⸱rices à travers un texte rugueux et exigeant, qu’elle a su introduire la mesure de bouffonnerie ou d’étrangeté nécessaire à faire respirer sa proposition, parce que son idée de scénographie – un ring de boxe – est ici juste et efficace. Et parce qu’elle met en scène les corps avec beaucoup d’intelligence, entre reprise du contrôle par le personnage et interpellation du public renvoyé à sa position de voyeur.
Dans le ring, alors, on trouve Roxanne, Roxanne qui d’abord ne parle pas, Roxanne qui en impose par sa présence toute en force rentrée, regard buté, corps fébrile – Mécistée Rhea fait un travail d’interprétation fabuleux, impeccablement tendu, aussi physique que verbal, avec des nuances d’expression qui ont de terribles accents de vérité. A l’extérieur du carré délimité par les cordes tendues, ses ami⸱es Kenza et Joy commencent à raconter son histoire, préviennent : le récit existe parce que la honte est morte, mais en explosant elle a aussi anéanti la pudeur. Alors tout sera dit, dans les termes les plus nets, les plus vulgaires s’il le faut – car il faut que tout soit dit, et en priorité ce qui s’est passé, avec son nom qui frappe au creux du bide comme un coup de poing : viol viol viol. Mais cela n’empêchera pas un humour cinglant – et salvateur – de s’inviter aussi, et l’amour, et la douceur, l’indispensable douceur, et le salut au bout du tunnel.
Cela pourrait être le point de départ d’un rape and revenge (« viol et vengeance » ), un Baise-moi de théâtre. Mais Requin Velours est bien plus fin, et finalement bien plus lumineux, car se concentre sur les chemins – ardus ! – empruntés par sa victime vers une éventuelle réparation. Cette réparation ne passe pas par la justice, impuissante, tournée en dérision : le « Classée sans suite, comme beaucoup d’autres » rappelle le « La justice nous ignore, on ignore la justice » d’Adèle Haenel. Malgré la scénographie qui évoque immédiatement la violence, la vengeance n’est pas ici la voie, ou alors une vengeance symbolique, une inversion des rôles, une contre-métamorphose de la victime qui reprend le pouvoir – ce que prépare d’ailleurs la première scène, où Roxanne prend possession de l’espace du ring avec une danse à la fois lascive et guerrière par laquelle elle signale la maîtrise de son corps. Au final, il semble que la réparation passe par les mots : pas ceux de « la psy », mais ceux des ami⸱es, ceux échangés avec celleux qui écoutent, ceux qui sont adressés à soi-même dans les replis de la nuit. Et par les mots du théâtre : comme une mise en abîme de son récit de réparation, Gaëlle Axelbrun fait jouer à ses trois personnages un faux procès, par lequel V le violeur se retrouve finalement condamné. Le mot répare, le récit répare, le théâtre répare. Et la sororité.
Le succès de ce Requin Velours tient sur un fil : au moindre faux-pas, cet itinéraire de reconstruction qui passe par la prostitution et la domination, par les rêves et les souvenirs fracturés, pourrait devenir vulgaire et sordide, et si Gaëlle Axelbrun s’en sort ce n’est pas uniquement dû à sa finesse d’écriture, mais également à l’extraordinaire trio d’interprètes, dont il reste à mentionner Amandine Grousson et Cécile Mourier. Iels portent un texte difficile qu’iels adressent directement au public, les yeux dans les yeux. Le langage scénique est en outre bien maîtrisé. L’espace scénique n’est pas dévoré par le ring, même s’il crée une opposition intérieur-extérieur : son pourtour existe notamment grâce à la mise en lumière, qui part de codes flashy très showbiz pour se nuancer avec une infinie délicatesse, découpant les espaces, soulignant les corps ou les visages, travaillant les noirs et les espaces vides avec efficacité. La musique n’est pas servilement illustrative et soutient l’action avec discrétion.
Roxanne à un moment prononce ces mots : « c’est un détail, dans une vie, une petite heure sans respirer. » Requin Velours dure plus d’une heure trente qu’on ne voit absolument pas passer, secoué⸱e que l’on est par le texte mordant et l’interprétation déchirante de sincérité. C’est une magnifique expérience de théâtre, maîtrisée et généreuse, car le cadeau se mesure à la hauteur de la prise de risque.
Visuels © Christophe Raynaud de Lage