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Phèdre à l’Athénée : la froideur implacable de la tragédie pure

par Helene Adam
16.10.2023

Sur la base de la nouvelle traduction de Frédéric Boyer, Georges Lavaudant monte la pièce de Sénèque à l’Athénée Louis-Jouvet. Un choix très épuré où domine la beauté d’un texte intemporel, concentré de passions et de violence, un résultat esthétiquement irréprochable où l’émotion n’est pas toujours au rendez-vous.

Retrouver le beau texte de Sénèque dans une très belle traduction

La pièce de Sénèque, inspirée d’une tragédie d’Euripide, elle-même basée sur un épisode des légendes grecques, est courte et incisive. Un véritable vent de folie, une fureur tragique tel le monstre marin sorti des flots qui anéantira l’innocent et bel Hippolyte, dévaste tout sur son passage ne laissant que mort et désolation sur le rivage.

En modernisant les propos sans rien changer de leur caractère direct et cru, Frédéric Boyer permet un accès beaucoup plus facile au spectateur contemporain qui peut alors, à loisir, découvrir la force du discours et en trouver les échos dans nos préoccupations actuelles. Ainsi le superbe monologue d’Hippolyte, refusant de céder aux avances de la nourrice, apparaît-il comme un véritable hymne à la nature s’opposant aux compromissions et aux hypocrisies de la société « civilisée ». Même si la « tentation » à laquelle il entend résister quoiqu’il arrive, est symbolisée, pour le Sénèque des temps antiques, par la femme que le jeune homme entend rejeter à tout prix, l’essentiel de ses poétiques paroles sonnent comme un hommage aux beautés des espaces sauvages et purs.

De la même manière, Thésée exprime dans un langage bouleversant, tout à la fois son irrépressible colère contre Hippolyte qu’il croit coupable de viol contre sa femme Phèdre, décrivant avec une haine implacable tout le mal qu’il fera à ce fils qui est mort pour lui depuis longtemps, avant d’exprimer sur un ton déchirant, tout le malheur d’avoir provoqué la perte d’un être cher sur la foi de mensonges.

Phèdre apparaît comme une femme moderne, exprimant sans fard ses désirs et ses passions pour son jeune beau-fils et allant au bout de sa passion tandis que la description de l’assassinat d’Hippolyte par le messager, démembré, dont les parties du corps sont dispersées à tout vent, dont la beauté est littéralement et méthodiquement détruire, est hallucinante de réalisme cruel.

La mise en scène (trop) épurée de Georges Lavaudant

Face à ce diamant brut, la tragédie à l’état pur, les choix d’une mise en scène réduite au minimum n’emportent pas toujours l’adhésion.

Georges Lavaudant choisit une mise en scène de type orientaliste qui réduit la scénographie à un simple plateau nu devant un écran transparent où domine une lumière intense et bleue, où apparaissent les ombres chinoises des protagonistes et une partie du texte dévolu au chœur, volontairement absent de la tragédie. Les acteurs sont la plupart du temps immobiles, marquant leurs actes les plus audacieux par de brusques gestes. Leur interaction est faible et c’est au travers de leurs corps, de leurs vêtements (ou de leur nudité) et surtout de leurs voix (hélas sonorisées), que s’exprime la violence de leurs actes.

Maxime Taffanel exprime l’innocence de la jeune victime expiatoire par la beauté de son corps presque nu, juste pudiquement recouvert d’un très court short noir, et sait donner à la tonalité de ses propos, tout à fois la volonté et la niaiserie d’un jeune homme qui ne comprend pas dans quels tourments d’adultes, son destin est enserré et comment il est irrémédiablement promis à la mort la plus atroce. Il assume d’ailleurs sa part de culpabilité pour « avoir séduit la femme de mon père » donnant jusqu’à l’issue fatale, un visage particulièrement positif au fils de Thésée et de l’amazone Antiope. Mais son immobilité évoquant la statue grecque de l’idéal masculin, diminue un peu l’impact de la fougue de l’adolescent qu’il incarne.

Le Thésée d’Aurélien Recoing s’adapte lui aussi avec talent à ce dépouillement de la tragédie grecque qui impose aux comédiens une retenue de gestes pour mieux valoriser à l’inverse les impressionnants propos que tient le roi d’Athènes inhumain et trop humain, patriarche dominant. C’est probablement dans le monologue où il exprime ses regrets que l’émotion la plus forte saisit le spectateur, tant il sait rendre compte des émois dramatiques qui le traversent après la révélation par Phèdre de la vérité, tout à la fois terrassé par la douleur et parfaitement conscient de la nécessité d’accomplir ses devoirs sans faiblir.

C’est la Phèdre d’Astrid Bas, malmenée par une image assez dégradée donnée d’elle, affublée d’une sorte de tablier à fleurs très mémère, qui peine le plus à nous transmettre la profondeur des sentiments exprimés par la femme, qui comme une torche enflammée vivante, ne peut pas résister à sa passion, malgré l’interdit de son désir sexuel qu’elle ose transgresser.

La nourrice de Bénédicte Guilbert, tout de sombre vêtue, a davantage de présence sur scène tout comme d’ailleurs le messager de Mathurin Voltz, qui malgré une voix volontairement monocorde – les subalternes n’ont pas à juger -, livre un récit si réaliste de la mort d’Hippolyte qu’on jurerait voir les images atroces défiler devant nos yeux.

Quelques bruitages et courtes parties musicales se font entendre de temps à autre, mais c’est surtout la présence de micros HF dont sont dotés tous les acteurs, qui pose problème. La salle de l’Athénée Louis-Jouvet ne nécessite aucun artifice acoustique pour que l’on entende ces voix à la diction impeccable. À l’inverse ce dispositif a pour effet d’atténuer les caractéristiques de chaque grain de voix en donnant une sorte d’uniformité où l’émotion a encore davantage de mal à affleurer.

Coup de poing

On reçoit ce court récit, concentré de tragédie pure, comme un coup de poing, malgré ce trop grand immobilisme, tant le texte a retrouvé une force inédite avec ce rajeunissement salutaire, associé à la beauté des scènes qui se succèdent comme des tableaux à l’intense luminosité. Même si toute la lumière de la Grèce semble peu à peu engloutie dans le trou noir du malheur.

Une belle découverte théâtrale et littéraire.

Phèdre à l’Athénée Louis-Jouvet, du 12 au 22 octobre. Réservations ici.

Phèdre de Sénèque, dans la traduction de Frédéric Boyer, a été publiée aux éditions Actes Sud en octobre 2023.

Visuels : © Marie Clauzade