Parmi les pièces de la dernière édition très enthousiasmante du Festival d’Avignon, il y a inconstestablement les deux chants Soliloquio (2020) et Wayqeycuna (2024) de la trilogie Tres maneras de cantarle a una montaña de Tiziano Cruz – débutée en 2015 avec Adiós Matepac et dédiée à sa sœur Betiana Cruz. Sans doute parce qu’elles métabolisent ce qu’il y a actuellement de plus actif en termes d’écriture sur la scène internationale par le dé(collage) des disciplines : poésie sonore, arts de la performance, théâtre, film documentaire. Et les questionnements sur la pauvreté systémique, le racisme intégré et les ruptures d’égalité. L’occasion de rencontrer l’artiste indigène queer. Et montrer comment la poésie peut trouver quelque chose de vrai dans le rituel. Essentiel.
Lorsque je me situe, je dis de moi que je suis un artiste originaire de la périphérie, d’un endroit perdu dans la montagne, d’un endroit très pauvre dans le nord de l’Argentine, la province de Jujuy. J’appartiens à la communauté des Quechuas d’Argentine. Cela fait quatorze ans que je me consacre à l’art. Cela fait deux ans et demi que j’ai une existence internationale.
J’ai débuté mes recherches en 2015. Les trois pièces Adiós Matepac (2015), Soliloquio (2020) et Wayqeycuna (2024) – qui clôturent la trilogie Tres maneras de cantarle a una montaña sont des manières de s’adresser à la montagne par le chant.
Chacune des pièces de la trilogie est un chant adressé à la montagne. On me voit d’ailleurs en train de regarder et chanter face la montagne sur le plateau.
Les trois pièces s’ancrent dans un fait très personnel : la mort de ma sœur Betiana Cruz décédée à l’âge de dix-huit ans des suites d’une grippe mal soignée – dans la province de Jujuy. C’est ce qui m’a amené à m’interroger sur le rôle de la culture indigène dans cette région, en particulier. Et sur le racisme structurel en Argentine, en général. Certains corps y ont moins de valeur que d’autres corps. Les trois pièces évoquent chacune à leur manière ma famille.
J’ai une manière de travailler à la fois méthodique et très personnelle : je fais toujours un très grand travail à la table, pendant minimum deux ans. C’est une phase d’écriture, très solitaire à laquelle j’ajoute des maquettes, des dessins. Lorsqu’enfin, je sens qu’une création émerge, je m’ouvre à différents collaborateur.trices de disciplines extrêmement diverses : le cinéma, les arts visuels, la musique. Tout en ne perdant jamais de vue l’idée (ou fil conducteur) de la pièce.
Dans Soliloquio, je raconte le processus de création. J’explique que la pièce est née des 58 lettres que j’ai écrites à ma mère durant la pandémie. J’aime l’idée de croiser la réalité avec la fiction. Les lettres existent. Tout simplement, j’ignorais qu’elles nourriraient un jour, mon travail de création.
Au moment où je les ai écrites, je pensais que nous allions tou.tes mourir. Je ressentais le besoin de me réconcilier avec ma mère. En définitive, beaucoup de personnes sont mortes. Et nous, nous sommes toujours en vie. C’est devenu le spectacle Soliloquio soutenu et présenté en 2022 par le Festival International de Buenos Aires qui est l’un des festivals les plus importants en Amérique du Sud.
C’est la première fois que le festival invitait un artiste originaire du nord de l’Argentine, de la périphérie. Ce qui marque incontestablement un avant et un après. Pour autant, cela ne signifie pas que nous avons eu tous les apports en production nécessaires. Notre économie est très précaire. Par exemple, nous n’avons pas pu réaliser la scénographie que nous souhaitions. D’une certaine manière, j’en ai joué. Le manque est devenu une force.
Je n’ai jamais voulu suivre une formation en dramaturgie. J’ai toujours eu le sentiment que « me former », m’aurait imposé des directions. Mon écriture est absolument libre. Elle jaillit. Je la vois comme un fleuve. J’écris sans point, ni virgule. Je fais beaucoup de fautes de temps, de syntaxe, de grammaire. Parce que ma pensée fonctionne comme ça.
Je travaille ensuite avec des personnes qui m’aident à ponctuer le texte. En tout cas, j’ai le sentiment d’être plus libre en travaillant comme ça. J’opère une séparation. Avec d’un côté, la biographie qui à avoir avec l’enfance. De l’autre, l’obsession du marché de l’art. Et encore un autre, la politique.
D’abord, j’écris une sorte de nouvelle. Puis, je me dis : non, c’est ailleurs. Alors, je coupe, copie, colle. J’opère une sorte de cut-up. Je ne m’oblige pas à écrire. Je respecte ma nécessité d’écrire. Je respecte ce processus. C’est le mien. Je peux passer beaucoup de temps sans écrire. Et soudainement, je peux passer une nuit entière à écrire.
J’ai l’obsession des chants. Lorsque j’étudiais le théâtre, on me disait que je chantais très mal. Et comme je suis de nature rebelle, je me suis mis à composer mes propres chansons et à les chanter. C’est ce que je fais dans les spectacles, je chante devant la montagne. Il y a une sorte de résonnance avec la poésie sonore.
Je viens d’une région particulière. Je suis le premier à être allé à l’université. J’y ai découvert certains mots que je n’avais jamais entendus. Du coup, ces mots font naître des obsessions, comme le mot « biographie ». Lorsqu’un mot m’obsède, je me mets à chercher. J’ai découvert que les premiers à avoir écrit leur biographie étaient des bourgeois. Écrire ma biographie est donc un acte politique.
Il y a également tout le travail d’appropriation des mots employés dans différents contextes, qui peuvent avoir des origines différentes. Je travaille aussi là-dessus. Ces mots prennent une dimension particulière.
Soliloquio est très critique vis-à-vis du marché de l’art. Je pense que le marché de l’art est pervers, qu’il est en soi capitaliste, il nous consume. Lorsqu’on y entre, on a tendance à croire que l’on est supérieur aux autres. C’est pour cette raison que j’essaie d’établir une relation avec ce qui m’entoure. Par exemple, Soliloquio débute par une sorte de cortège. Lorsque j’accueille les spectateurices, je leur prends la main, je les regarde dans les yeux.
Dans le cortège, je partage la joie et les couleurs qui existent dans nos cultures. Lorsque les personnes entrent dans le théâtre – qui est mon espace -, je continue de partager. Mais ce que je partage, c’est plus une tristesse que des inquiétudes.
Je pense que nous parviendrons un jour à combattre les injustices. Mais le changement ne sera possible que si nous le faisons de manière collective. Ainsi, dans Wayqeycuna, je partage l’idée de se sauver ensemble. Dans Soliloquio, j’accueille les personnes. Dans Wayqeycuna, en partageant les petits pains, je les remercie d’avoir été là et je leur dis : aurevoir.
Si l’on parle de rituel, il s’agit plus d’un rituel de tristesse. Parce que je crois que nous avons été « désindigénisés ». Notre langue n’existe plus parce qu’elle n’a pas été transmise. Nos cultures ont été éradiquées. Dans Wayqeycuna le christianisme a pris le pas sur notre religion.
A chaque fois que je crée un spectacle, je récupère un peu de ma culture perdue. Je la partage mais ce que je partage, c’est ce que je perçois de ce rituel. Je partage ce que j’ai récupéré. C’est ma manière de sauvegarder le rituel. Et dans le même temps, lorsque je travaille avec des communautés, elles me montrent également leurs rituels, leurs danses, leurs chants que j’incorpore et que je redonne.
Dans Soliloquio, dans un manifeste, je parle de la tension qui existe entre la question de l’égalité et des différences. Pour ne parler que de notre contexte (ndlr, l’Argentine), nous avons tendance à dire que nous sommes égaux.ales. Et moi, je dis que nous ne sommes pas égaux.ales.
Il faut travailler à ce que la différence soit respectée. Je m’explique : d’une certaine façon, nous finirons tou.tes par être égaux.ales mais cette égalité sera celle dictée par l’hégémonie. C’est la raison pour laquelle, il est important que nous nous nommions et que nous soyons nommé.es. Je le dis d’ailleurs clairement dans la pièce : « ce qui n’est pas nommé, n’existe pas ».
On le voit bien : le média infobae a réalisé un article sur les artistes hispanophones programmés au Festival d’Avignon. Il ne m’a pas cité. Cela signifie bien que pour la presse, je n’existe pas
Mes œuvres sont des contradictions. (Sourire) Il est vrai que dans mes œuvres, je travaille sur la question de l’espoir. Autrement dit, la possibilité d’imaginer un autre monde, en dehors du capitalisme et de la consommation.
Il y a également une forme de tristesse. Il faut entendre par là que je donne tout, je partage ma vie, ma culture, le chemin que j’ai fait. En vérité, je suis fatigué parce que je ne vois pas d’autres sujets sur lesquels je voudrais faire des spectacles.
J’aimerais faire des spectacles comme le font d’autres artistes sur d’autres thèmes. Mais je ne peux pas. Parce que je sens une responsabilité à la place qui est la mienne, qui est celle d’un artiste autochtone : ouvrir les portes à d’autres personnes.
Je ne peux pas faire autrement. Je parle de notre contexte : ce qui se passe sur nos territoires, la manière dont sont traités les gens de la communauté, les choses qui se passent au quotidien.
Ce que je souhaite ? C’est générer un sursaut chez les publics. Parce que je crois en la nécropolitique, en la possibilité de changer. Mais réellement, c’est épuisant.
J’aimerais lui dire que j’aurais aimé partager plus de temps avec elle. Et qu’à un moment ou un autre, nous nous retrouverons. (Larmes)
Entretien réalisé en juillet 2024 au Festival d’Avignon. Traduction de l’espagnol (Argentine) par Pascale Fougère – merci infiniment à elle et au Bureau de presse du Festival d’Avignon.
Soliloquio de Tiziano Cruz, les 20 et 21 novembre au KVS à Bruxelles
Visuel : © Christophe Raynaud de Lage/Festival d’Avignon.