En revisitant résolument l’histoire comme la composition musicale de l’un des chefs d’œuvres du couple Mozart-Da Ponte, l’ensemble Miroirs Etendus et son concepteur Romain Louveau, présentent une nouvelle création très différente de l’original. Surprenant, dérangeant, drôle et parfois hérissant, le résultat ne plaira pas à tous !
L’ensemble Miroirs Etendus s’est fait une spécialité de la création d’opéras d’aujourd’hui et de la relecture des grands chefs-d’œuvre.
Avec le pianiste et concepteur artistique Romain Louveau, le metteur en scène Antonio Cuenca Ruiz et le compositeur Maël Bailly, ils revisitent Così fan tutte, pour créer une œuvre hybride, « d’après » Mozart, dont le titre évolue discrètement du « tutte » (toutes) vers le « tutti » (tous au sens générique du terme), joyeux capharnaüm mêlant le très contemporain au très classique et où chacun a un peu de mal à retrouver ses petits.
Grâce à de multiples mises en scène, plus ou moins audacieuses, plus ou moins réussies, nous avons pu juger des immenses possibilités que le livret de Lorenzo Da Ponte permet, dès lors que l’on ne veut pas en rester strictement à cette invraisemblable histoire où deux jeunes femmes ne reconnaitraient pas leurs fiancés respectifs quand ceux-ci testeraient leur fidélité en se déguisant. À peu près tout ce que monde de l’opéra compte de metteurs en scène de talent s’est essayé à la modernisation du thème un peu désuet, d’autant plus qu’il reprend un poncif désormais condamné, selon lequel seules les femmes pourraient être infidèles, les hommes étant libres de leur sexualité sans affaire de jugement moral. De Patrice Chéreau à Aix-en-Provence en 2005 à Dmitri Tcherniakov dans le même lieu vingt ans plus tard, chacun a donné sa lecture de « l’école des amants », presque toujours en soulignant un désir « échangiste » qui rend les hommes et les femmes complices de la supercherie.
Le spectacle proposé par Antonio Cuenca Ruiz à l’Athénée Louis-Jouvet, va un peu plus loin, en modifiant le livret pour en faire clairement un jeu assumé par les deux couples, « rendant aux figures féminines leur part de libre arbitre ». D’où ce nouveau titre, « Così fan tutti » (c’est ce qu’ils font tous). Les ajouts ou changements sont généralement assez triviaux et une grande partie de la poésie du texte, disparait lors des récitatifs revus et corrigés comme dans les postures, costumes, situations montrées ou suggérées avec force de mouvements grand-guignolesques sur la scène. La salle rit beaucoup, d’autant plus que nos artistes sur scène sont d’excellents comédiens, mais l’ensemble relève surtout de la farce.
On regrettera un peu que les deux couples et les deux manipulateurs, ne s’attirent jamais notre sympathie et ce caractère loufoque voire burlesque, appelle au rire gras du spectateur, souvent en contradiction avec la beauté du texte des arias et alors même que la scène fait appel à d’excellents chanteurs que l’on ressent parfois ridiculisés dans un art difficile dont ils, elles, s’acquittent avec merveille dans ce contexte défavorable.
Ceci dit, nous avons déjà vu des scénographies très discutables, voire insupportables, de Cosi et de ce point de vue, les innovations des Miroirs Etendus ne sont pas hors norme. Au moins le livret réécrit coïncide-t-il plus ou moins avec ce que l’on voit sur scène.
L’adaptation musicale est à notre sens, plus problématique. Maël Bailly tente en effet avec l’ensemble des neuf instrumentistes en fosse, et parfois en soliste sur la scène, de donner « à la partition originale des couleurs actuelles ». Mais, serions-nous tentés de dire, il faut choisir ! Car autant, les compositions contemporaines, comportent leur lot d’excellente musique dans un style qui leur est propre, autant le principe de la tranche napolitaine qui veut marier des genres radicalement différents, ne satisfont généralement personne.
Ce, d’autant plus que la modernisation de l’orchestration consiste à l’ajout sur la musique de Mozart, de multiples sons, bruitages divers, cris, au-delà même de la très discutable introduction d’instruments de musique électronique comme le synthétiseur, la guitare électrique et les ondes Martenot (et d’une persistance d’effets Larsen pénibles à l’oreille).
Passe encore qu’on imagine un orchestre de chambre très réduit, qu’on valorise le piano ou le saxophone qui n’existaient pas lors de la création de l’œuvre, mais que l’on pousse des hurlements scandés, qu’on actionne toutes les sortes de sirènes, qu’on passe un aspirateur très bruyant en guise d’ouverture, donne une vision de la « musique contemporaine » assez convenue, sans génie, et dont la fonction principale semble être la volonté de choquer l’admirateur de Mozart qui peine à trouver les arias et les thèmes musicaux dans ce fatras. Maël Bailly nous avait davantage convaincus avec son opérette, « Écho, Narcisse et l’Art d’Aimer » créé par l’EIC à la Cité de la Musique en 2022.
Heureusement il y a les chanteurs, dont on ne peut que saluer la performance quand ils réussissent à donner du vrai beau chant au milieu de la cacophonie ou des multiples parasitages qui pourraient perturber les meilleurs.
Sans se livrer à une exégèse fastidieuse, soulignons que les récitatifs comme surtout les arias, ont été chantés parfois a capella, donc sans le soutien du continuo ou de l’orchestre, précédés ou suivis de bruits divers voire de cris des instrumentistes, accompagnés dans un dialogue discutable par un instrumentiste soliste. Bref, on en voit de toutes les couleurs.
Nous avions déjà eu l’occasion d’entendre la belle soprano Margaux Poguet dans Mozart, Don Giovanni dans ces mêmes lieux. Elle était une excellente Donna Elvira avec la formation baroque de Julien Chauvin à l’Athénée en novembre dernier et son aisance dans ce répertoire s’est largement confirmé avec cette Fiordiligi touchante et énergique qui nous a notamment donné un superbe « Per pietà, ben mio, perdona » très applaudi d’ailleurs, où la beauté du timbre, l’agilité des vocalises et la précision de la diction, étaient particulièrement agréables.
Nous connaissons également le jeune ténor Sahy Ratia avec lequel Cult.news s’est entretenu l’an dernier, et dont nous avons également parlé pour souligner sa performance récente dans Dialogues des Carmélites au Théâtre des Champs-Élysées.
Lui aussi se montre parfaitement adéquat au rôle de Ferrando et son « Un’aura amorosa » est un pur moment de grâce malgré la perturbation qu’engendre le cliquetis bruyant d’un appareil photo alors que le ténor déroule ses phrases musicales avec les multiples nuances de la partition. L’ensemble de sa prestation est remarquable.
Romain Dayez, artiste résident du Théâtre Impérial de Compiègne depuis septembre 2019, travaille avec de nombreuses compagnies dont les Miroirs étendus et participe régulièrement à des créations innovatrices. Il campe un Gugliemo impressionnant de par la haute stature comme la voix très sonore. Le contraste entre les deux jeunes gens donne une lecture intéressante sur le plan scénique comme vocal de leur pseudo-rivalité et l’on ne peut, là aussi, que féliciter la performance.
La Dorabella de Mathilde Ortscheidt n’est pas en reste et ses répliques font mouche comme ses arias. On apprécie tout particulièrement ce timbre charnu et coloré.
On est un peu décontenancé par la Despina de la soprano Marie Soubestre, volontairement très criarde au départ et qui montre peu à peu qu’elle peut aussi se montrer très mozartienne selon la partition revisitée, et qui possède une aisance incontestable sur scène et une vis comica qui a beaucoup plu au public.
Ronan Nedelec est une basse solide et son Don Alfonso est parfaitement crédible et très bien chanté même si le rôle est sans doute celui qui est le plus édulcoré dans la version moderne proposée à l’Athénée. Nous l’avions apprécié dans une autre création moderne, Les Ailes du Désir d’Othman Laouti à l’Opéra de Rennes, tout comme le baryton Romain Dayez.
Ajoutons que les duos, quatuor et sextuor sont fort bien menés et montrent eux aussi la qualité incontestable des chanteurs dans cette représentation, très bien accueillie par le public.
Enfin, les instrumentistes sont à la fête dans ce mélange des genres auquel ils participent joyeusement, de la fosse au plateau où ils s’invitent régulièrement, le tout sous la direction attentive de Fiona Monbet.
Mozart : Così fan tutti, libre adaptation par Maël Bailly et Arturo Cuenca Ruiz. Athénée Théâtre Louis Jouvet, réservations ici
Visuels : © Pascal Colette