Se produire après une Diva dans une pièce devenue iconique créée pour elle, n’est pas sans difficultés. En 2009, Christoph Loy avait fourni un écrin à Edita Gruberova qui continuait son exploration des rôles donizettien. Avec ses propres qualités, et très bien entourée, Angela Meade a repris le rôle avec panache.
Gaetano Donizetti fut un compositeur d’opéras prolixe. Avant son retrait spectaculaire de l’art lyrique, son illustre prédécesseur, Rossini – qui écrivait en général deux opéras par an – en a laissé vingt, en deux décennies (1810-1829).
Bellini, celui que l’histoire reconnait comme son concurrent direct, dans sa trop brève vie, de 1825 à 1835, n’aura réalisé que onze partitions d’opéra, quand Donizetti a produit 74 opéras dans une période qui court de 1818 à 1844.
Dans la chronologie de Gaetano Donizetti, ce que l’on peut considérer comme les premiers chefs-d’œuvre arrivent en 1830, d’abord, dans le genre sérieux, avec Anna Bolena, puis en 1832, dans le genre comique, avec L’élixir d’amour. Lucrezia Borgia suivra de peu en 1833, puis ce sera Maria Stuarda.
Ces quatre œuvres annoncent la trace considérable que le compositeur va laisser dans l’histoire. Lucia di Lammermoor sera créé en 1835, suivi de nombreuses autres grands opéras.
Donizetti n’est pas le seul à avoir fait un emprunt à Victor Hugo (qui, d’ailleurs, intentera un procès au compositeur et à Felice Romani, le librettiste, puisqu’il refusait que ces pièces soient mises en musique), mais Lucrèce Borgia est un sujet qui, aujourd’hui, fascine encore.
Tout d’abord parce qu’il s’appuie sur une incarnation du « mal » sur lequel théorisa Friedrich Nietzsche, ce mal, ici personnifié par une femme sur laquelle les avis sont plus que partagés. L’historien allemand Ferdinand Gregorovius (1821/1891) la considérait comme une représentante typique des femmes cultivées de la Renaissance.
Pour sa part, Hugo a choisi d’en faire une redoutable empoisonneuse ; mais aussi une mère, ce qui entraine de l’empathie chez le spectateur, et induit même une véritable fascination.
Hugo dit dans sa préface : « Eh bien ! Qu’est-ce que Lucrèce Borgia ? Prenez la difformité morale la plus hideuse, la plus repoussante, la plus complète ; placez-la là où elle ressort le mieux, dans le cœur d’une femme, avec toutes les conditions de beauté physique et de la grandeur royale, qui donnent de la saillie au crime, et maintenant, mêlez à toute cette difformité morale, un sentiment pur, le plus pur que la femme puisse éprouver, le sentiment maternel ; dans votre monstre, mettez une mère ; et le monstre intéressera, et le monstre fera pleurer, et cette créature qui faisait peur, fera pitié, et cette âme difforme deviendra presque belle à vos yeux. […] la maternité purifiant la difformité morale, voilà Lucrèce Borgia ! ».
Le drame incestueux de Victor Hugo mêle l’ampleur du geste, du sentiment, au ridicule et à l’exagération, et le grotesque cohabite avec le sublime.
De fait, l’auteur se met dans la continuité de Shakespeare, et l’ensemble est des plus efficaces avec les ambiguïtés du personnage de Lucrèce qui peuvent tenir dans les mots de son complice Gubetta lorsqu’il associe les calamités aux bonnes actions : « Il pleut des pardons ! Il grêle de la miséricorde ! »
Comme on l’a dit, ce qui caractérise Lucrèce dans le royaume du mal, c’est que son histoire marche sur du sang, et qu’elle est femme dans un monde d’hommes.
Fille de Rodrigo Borgia (devenu pape sous le nom d’Alexandre VI), la légende dit que ses deux frères, César (qui, dit-on, servit de modèle au Prince de Machiavel) et Jean, se seraient entretués pour l’amour de leur sœur.
Dans une scène qui figure dans la pièce comme dans l’opéra, elle affronte son Duc de mari en faisant usage de son nom comme d’une dague. Elle n’hésite alors pas à lui rappeler qu’il est son quatrième mari et qu’il pourrait se repentir de s’attaquer à une Borgia (« Don Alfonso, mio quarto marito ! Omai troppo m’hai visto piangente, omai troppo il mio core è ferito. Al dolore sottentra la rabbia, ti potria far la Borgia pentir »). Et même si celui-ci lui souligne qu’à Ferrare, elle est en son pouvoir, cela n’empêche pas Lucrezia de s’affirmer comme une combattante… dans un monde d’hommes, et de continuer sa route comme elle seule l’entend.
En bref, fantasmes ou réalité, la Borgia est devenue un monstre chez Hugo.
Une légende prétend que Lucrèce aurait participé à une orgie célèbre ayant eu lieu au Vatican, en présence de son père, ce qui donnerait crédit aux rumeurs d’inceste au sein de la famille Borgia.
Cet inceste est, de fait, présent dans le drame d’Hugo, quand Gennaro commence par poursuivre Lucrezia de ses assiduités amoureuses.
En adaptant Hugo, Romani et Donizetti ont atténué l’image de Lucrèce pour se concentrer sur la relation œdipienne qui la relie à son fils.
La construction dramatique de l’opéra est remarquable avec nombre de scènes clés, telle celle de la révélation de l’identité de la Borgia ou la scène où celle-ci doit empoisonner son fils, puis le sauve in extremis.
L’existence de cette scène pose aussi les bases du drame final et, se réitérant, montre que le pouvoir de vie et de mort de Lucrèce reste intact, mais que Gennaro choisit cette fois de suivre ses amis.
Enfin, l’on doit citer le geste de génie de Gennaro qui, pour se distancer du monstre, arrache le B de Borgia pour réduire Lucrèce à la perversité de son sexe. Finalement, la scène finale, piège tendu par Lucrezia, sera effectivement une orgie complète qui se terminera dans la désolation.
L’autre personnage clé de l’histoire – même s’il n’est guère intéressant – c’est Gennaro. Le jeune homme qui n’a jamais connu sa mère l’idéalise… et il va se trouver face à un monstre. Selon les mots de Lacan sur les mères, Borgia incarne « un grand crocodile dans la bouche duquel vous êtes », ou encore un sexe féminin, abîme dans lequel l’enfant menace de s’enfoncer. Lucrezia et Gennaro sont restés complètement dissociés l’un de l’autre ; jusqu’à la rencontre tardive entre le fils et la partie obscène de la mère ce qui ne pourra qu’aboutir à la conclusion tragique et à la catastrophe.
Il est à noter que chez Hugo, Gennaro est contaminé par le mal puisqu’il devient l’assassin sa mère. Donizetti, en revanche, préservera son innocence et laissera le poison maternel tuer le fils.
Ainsi donc, Angela Meade a pour rude tâche de reprendre le rôle incarné au Bayerische Staatsoper par Edita Gruberova. La première n’a pas du tout les mêmes qualités que feu la seconde.
En effet, la soprano slovaque brillait par ses aigus, ses divins pianissimi, sa façon personnelle de mettre un relief inouï dans ses incarnations. Dans ses prises de rôles donizettiennes, la Gruberova s’exposait en permanence, ne pratiquait ni prudence ni économie, et, par conséquent, ses défauts étaient immédiatement mis en évidence.
En contrepartie, grâce à ses audaces, elle possédait les qualités superlatives d’une « Diva assoluta » capable de transcender les difficultés et les carences, et de mettre les spectateurs en délire.
Elle était, finalement, l’une des dernières remarquables incarnations du bel canto et rejoignait là, les grandes créatrices des rôles, les Pasta, Colbran, puis Méric-Lalande, Ronzi de Begnis, Tacchinardi-Persiani, ces Divas dont les compositeurs étaient parfois esclaves, en raison de leurs exigences et de leur talent.
Meade semble, par certains aspects, aux antipodes de Gruberova … et c’est ce qui rend la comparaison intéressante.
Ses graves sont magnifiques, mais elle ne peut pas se prévaloir de la divinité aérienne des aigus de sa prédécesseure, les siens étant aujourd’hui assez abimés (est-ce en raison de la fréquentation de rôles trop lourds pour elle, comme Aïda ?).
Elle possède une très belle assise dans le médium comme dans les graves – alors que ceux de Gruberova étaient quasi inexistants – ce qui lui permet d’aborder sereinement la scène finale.
Meade a perdu en souplesse de la voix et, malgré sa puissance, son premier air (« Tranquillo ei posa (…) Com’è bello ») ne la montre pas à son meilleur, tant pour les vocalises que pour les aigus. Mais, ensuite, quelle autorité ! Quelle assise de la voix dans le duo magnifique entre les deux époux ! Meade y dévoile l’étendue de son talent dans la rage qu’elle met alors et que ses ruses ne fonctionnent pas face à un Erwin Schrott impérial.
Enfin, la scène finale confirmera que peu de chanteuses peuvent se hisser ainsi au niveau des exigences de Donizetti, et qu’aujourd’hui, elle est l’une des rares interprètes à pouvoir prétendre incarner ces types de rôles, dans toute leur plénitude.
Edita Gruberova était une artiste qui a souvent « laissé ses chances » aux jeunes chanteurs. Pavol Breslik fut de ceux-ci pour cette production de Lucrezia Borgia, dont aujourd’hui, il est, paradoxalement, le vétéran. Breslik n’est plus le jeune ténor qui, en 2009, à 30 ans, accompagnait la Diva, et cela se ressent un peu, car il a perdu de la brillance dans ce qui faisait la valeur de son Gennaro. Cela étant, il est toujours aussi crédible dans le rôle et montre, à tout moment, sa complète maîtrise du rôle.
Le rôle du Duc est important, car son affrontement avec la Borgia doit pouvoir se dérouler avec des armes équivalentes, surtout face à une Edita Gruberova ou une Angela Meade.
Dès son air d’entrée (« Vieni : la mia vendetta (…) Mai per codesti insani »), Erwin Schrott rappelle son adéquation avec le chant belcantiste, et tant la beauté de son timbre, la puissance de la voix que la prestance de l’homme vont donner ses lettres de noblesse à un personnage qui, uniformément malfaisant, est souvent maltraité dans les productions.
Maria Barakova, dont la voix est un peu claire pour le rôle d’Orsini, fait preuve d’une grande présence scénique qui sied particulièrement à ce « jeune homme » fougueux qui ouvre les yeux de Gennaro devant la réalité et va entonner le fameux et mortel brindisi, dans la maison de la Princesse Negroni, alias Lucrezia Borgia. La souplesse de la voix, les vocalises exemplaires et une belle projection sont les atouts de cet Orsini-là.
Par ailleurs, l’ensemble des seconds rôles est de bonne tenue, et le chœur du Bayerische Staatsoper, très sonore dans ses interventions, contribue à nourrir l’ambiance étouffante du drame. L’on regrettera seulement, une direction inégale d’Antonino Fogliani, parfois trop lente, notamment au début, mais qui, néanmoins, parvient ensuite à bien soutenir la tension des scènes principales.
La qualité de la mise en scène de Christof Loy est d’être parfaitement lisible, d’une pureté esthétique incontestable et d’offrir aux personnages un cadre intemporel qui les relie aux grandes questions posées par la pièce de Victor Hugo et par l’opéra de Donizetti.
Il a choisi, à juste raison, d’évacuer le contexte historique sur la véritable Borgia – qui, on l’a dit, reste assez inconnu – pour ne se concentrer que sur l’invention dramatique et sur les liens entre le fils et la mère, sur la part de rêve à laquelle Gennaro peut encore s’accrocher avant la révélation sur sa filiation, enfin, sur le conflit entre deux mondes, celui d’une jeunesse insouciante (d’abord en culottes courtes) et celui des hydres qui vont les broyer.
Loy sait mettre finement en évidence le statut ambivalent de Lucrezia, femme, mère et monstre, en robe rouge dans le jeu de la séduction avec Gennaro, n’hésitant pas à l’habiller « en homme » lorsqu’elle doit affronter son Duc de mari, puis en robe de deuil noire lorsqu’elle vient s’assurer de son carnage.
Enfin, soulignons que cette représentation a, à rebours du drame qui se réalisait sur scène, connu quelques couacs comiques (le B de Borgia qui tombe au mauvais moment, un éclairagiste pas très attentif qui oublie de poursuivre Schrott, et un Orsini qui rate son entrée en scène). Cela n’aura pas empêché de pleinement profiter de la soirée et de savourer Lucrezia Borgia, cet opéra magnifique qu’il est bien compliqué d’écouter de par le monde, et encore moins à Paris !
Visuels : © Geoffroy Schied