Jusqu’au 11 janvier, au Théâtre de la Contrescarpe, l’adaptation poignante et musicale de l’œuvre de Romain Gary, par le metteur en scène Tigran Mekhitarian, vaut le détour.
Au petit théâtre de la Contrescarpe, trois interprètes, au diapason du célèbre écrivain, nous plongent en rythme dans l’enfance de Romain Gary.
Ces dernières années, les mises en scène de Tigran Mekhitarian remplissent les salles des théâtres parisiens. Des adaptations saisissantes de classiques de la littérature française : de Faust à Molière.
Les Fourberies de Scapin, Don Juan, L’Avare… Le metteur en scène choisit de donner un coup de neuf à ces incontournables du patrimoine littéraire français. Chez Tigran Mekhitarian, les textes des illustres dramaturges sont rappés. Sweat à capuche, baskets, accent de rue, ses revisites de Molière surprennent et séduisent. Selon lui, il ne fait que proposer une illustration de la jeunesse du texte déjà présente. Selon l’esprit des textes. Pour lui, ce « coup de neuf » est l’essence même de ces textes classiques qui racontent l’esprit de liberté (Don Juan) et la jeunesse. Des pièces gorgées d’humour que Tigran Mekhitarian ne fait que mettre à l’ordre du jour des classiques.
Ici, il s’attaque à une œuvre qu’il qualifie de « plus beau livre du monde » : La Promesse de l’aube de Romain Gary. Il faut dire que l’auteur et le metteur en scène ont des points communs. Comme l’écrivain de La Vie devant soi, il est élevé par sa mère et débute son existence dans la pauvreté. Comme lui, il quitte son pays d’origine pour échouer au bord de la Méditerranée, à Nice. Mais surtout, à l’instar de Romain Gary, il rencontre les mots. Le metteur en scène se passionne pour le rap et le théâtre : un mélange doux-amer qu’il porte sur scène.
Ce que fait Tigran Mekhitarian en modernisant ces œuvres, c’est rendre concrets, ancrés dans notre époque, des textes d’autrefois, parfois durs à saisir, mais qui résonnent encore.
La Promesse de l’aube est le cinquième roman de Romain Gary. Un livre dans lequel il retrace son enfance depuis la province de la Pologne jusqu’à son entrée dans l’aviation française et la publication de son premier roman, Éducation européenne. Une enfance entre pauvreté et une mère étouffante d’amour et d’énergie.
Un roman à l’image de son titre : poétique.
Le metteur en scène-acteur prend le rôle de l’écrivain – de l’enfance à l’âge adulte –, la comédienne Delphine Husté joue la mère, puis on trouve Léonard Stefanica au violon, interprétant différents protagonistes qui interviennent dans la vie du duo mère/fils.
Sur scène, s’adressant aux spectateur·rices, il raconte l’histoire de Romain Gary, alias Émile Ajar. Un costume d’aviateur pour représenter sa vie d’adulte, un pull avec des canards pour signifier l’enfance. Entre les deux, l’adolescence est marquée d’un costume d’élève modèle : gilet sans manches et raie sur le côté.
Dans cette adaptation, le texte n’est pas rappé, mais la musicalité est bien présente.
Parfois, le monologue s’accélère, il enivre ; Tigran Mekhitarian débite, un peu à la manière d’un rappeur, mais en subtilité, sans s’éloigner de la tonalité originelle, sans modifier le texte. Un violon accompagne le texte : les sonorités se font tantôt classiques et tantôt modernes. Des mélodies à l’image de l’aventure, des airs de l’aviateur Romain Gary. Le violon sert aussi à marquer les ellipses temporelles.
Tigran Mekhitarian mêle les genres pour captiver son audience, et ça marche. Il insère des chansons populaires – jouées par le violoniste ou diffusées dans la salle. En insérant ces musiques actuelles, connues de tous, il ancre le récit dans la temporalité du spectateur. Une histoire intemporelle sur l’amour inconditionnel d’une mère pour son fils qu’il a faite sienne. Il fait de cette histoire d’amour inconditionnel d’une mère pour son fils celle du public. Certaines mélodies font penser à l’Est, des sonorités venues d’autres horizons, auxquelles l’écrivain comme le metteur en scène appartiennent. C’est une autre similitude qu’il partage avec Romain Gary, celle d’avoir d’abord été un étranger. Avec ces motifs, l’acteur promeut une autre culture, il cherche à éloigner le spectateur d’un regard occidental.
La danse s’incruste elle aussi dans cette adaptation. Pour représenter la guerre dans laquelle l’illustre écrivain a été plongé en tant qu’aviateur, Tigran danse. Pendant près de cinq minutes, l’acteur fait du krump. Une danse urbaine née dans les années 2000 aux États-Unis, qui permet à ses interprètes, à travers des mouvements rapides, d’exprimer des émotions fortes. Un choix judicieux : les mouvements sévères et rapides dessinent parfaitement la dureté de la guerre.
Cette modernité se fond dans un décor d’antan : meubles en bois et valises tout droit venus des années folles. La scénographie vintage ne jure pas pour autant avec la modernité du paysage musical.
La maternité est un sujet à part entière dans l’œuvre de Gary. Dans La Vie devant soi, il raconte l’attachement maternel de Mme Rosa pour un petit garçon de la rue.
La mère, ancienne actrice, fait de sa vie une pièce de théâtre. Une représentation dans laquelle son fils tient le premier rôle. Elle le promet, elle le jure à quiconque croise son chemin : « Vous verrez, mon fils sera un grand homme, il servira la France, il fera des choses magnifiques. » Elle le rêvait en intellectuel, en ambassadeur ; il deviendra écrivain et sera fait commandeur de la Légion d’honneur. Comme dans ses autres mises en scène, Tigran Mekhitarian ne modifie pas le texte. La comédienne Delphine Husté imite à merveille l’accent polonais de la mère. Bien que jeune, elle adapte son visage et son corps à tous les âges. Si l’interprète de Romain Gary brise le quatrième mur pour narrer son histoire dans un monologue délicat, l’actrice, elle, s’adresse le plus souvent à son fils et aux autres protagonistes. Il est ancré dans le présent et elle dans le passé. Une mère féroce, pleine d’amour, et malgré elle, d’humour, qui prend la vie à bras-le-corps, peu importe les intempéries, pour l’offrir toute entière à son fils.
Le décalage entre la physionomie de l’acteur et l’âge de l’enfant qu’il interprète – huit ans – ne choque pas. Les seules expressions du metteur en scène, aux mille visages, suffisent pour le transformer en ce jeune garçon. Tigran Mekhitarian, malgré la retranscription très factuelle du texte, c’est-à-dire des faits autobiographiques, raconte en incarnant.
Le petit plateau de la Contrescarpe permet une proximité entre les acteurs et le public, favorable à ce récit très personnel. On plonge alors totalement dans l’intimité d’une relation fusionnelle.
Le trio d’interprètes, juste et captivant, nous entraîne dans le passé de Romain Gary avec poésie et rythme.
La Promesse de l’aube, à l’image du roman, sensorielle et vivante, tient sa promesse en offrant un spectacle humoristique et incarné.
Visuel: © Patrick Fouque