Pile neuf mois après sa toute première française, Voice Noise de Jan Martens arrive enfin à Paris. La pièce, aussi brillante que radicale, questionne à nouveau le lien entre corps et voix en le déplaçant dans le champ politique de l’invisibilisation auditive des airs chantés par des femmes.
En 2015, le public français a été frappé par le fabuleusement obsessionnel The Dog Days Are Over, entièrement composé de rebonds. En 2017, on succombait à sa proposition de « plan à trois » dans Rule of Three. En 2021, il optait pour la beauté avec Any Attempt…, une pièce captivante qui semblait se cacher derrière ses citations et son esthétisme. En 2023, avec Futur Proche, écrit pour le Ballet des Flandres – l’un des ensembles les plus talentueux au monde – il proposait un spectacle parfait où le classicisme se pliait aux sonorités du clavecin.
Avec Voice Noise, il retrouve « ses » artistes. Face à nous, devant un micro et une scène légèrement surélevée posée sur le grand plateau du Théâtre de la Ville, iels se tiennent : Elisha Mercelina, Steven Michel, Courtney May Robertson, Mamadou Wagué, Loeka Willems et Sue-Yeon Youn. Iels produisent des sons : vocalises, éructations, grognements. Très vite, la danse, si précise chez Martens, surgit. Elle se compose de phrases chorégraphiques écrites, spécifiques à chaque corps, et affirme la diversité à travers l’excellence du geste. Steven Michel attaque la scène à l’horizontale, avec une opposition bras/hanche qui lui donne une allure presque robotique. Il est ensuite rejoint par la très laxe Loeka Willems, qui frôle la contorsion dans ses vastes ouvertures. Chaque interprète s’imprègne du son qu’iel entend.
Le projet, un peu fou, a été décrit par Nicolas Villorde dans nos pages en mars, lors de la première française à la Maison de la Danse de Lyon : « À partir d’une centaine de chansons lui tenant à cœur, illustrant la question de l’inaudibilité de l’organe vocal féminin, toutes citées dans le programme de salle imprimé en noir et rose sur fond blanc, édité en anglais avec des liens QR codes pour traductions et informations en français, Jan Martens a constitué une playlist réduite à treize titres. » La playlist de la scène, tout comme l’intégrale de 10h42 (disponible sur Spotify), est époustouflante : des morceaux interprétés exclusivement par des femmes, dont la plupart restent méconnues. Si une performance de 10h42 pourrait être envisagée, Martens choisit ici une durée sage d’1h30, avec une sélection où résonnent dans l’ordre : Prime Numbers (1984) par Cheri Knight, Mouthpiece (2000) par Erin Gee, Trio (2002) par Maja S.K. Ratkje, Ain’t It A Lonely Feeling (1975) par Camille Yarbrough, Safe (2023) par Debby Friday, Raag Des, Sakhi Mohan (1935) par Kesarbai Kerkar, No One’s Little Girl (1977) par The Raincoats, Sometimes I Feel Like a Motherless Child (1940) par Ruby Elzy, Not Be Alright (1988) par Mary Margaret O’Hara, Varisevalehti (2022) par Cucina Povera, Bella ciao sul femminicidio (2019) par le Coro delle Mondine di Porporana, Surge (2006) par Tanya Tagaq, Sol lucet (2023) par le Trio Mediæval/Marianne Reidarsdatter Eriksen.
La danse, volontairement hachée, reflète la grammaire unique de Martens. Empruntant à la fois à l’école belge et à ses propres méthodes, il offre des déphasages somptueux, des retournements en spirale particulièrement maîtrisés par Elisha Mercelina. Mamadou Wagué incarne des lignes disco, tandis que d’autres moments évoquent des avancées fières, proches du voguing.
Dans une radicalité méthodique, Martens joue avec les angles des bras et des hanches, tout en trouvant des courbes dans des rondes collectives ou dans des trajectoires latérales qui permettent aux interprètes de se séparer de la colonne puis de la rejoindre. Dans un jeu constant entre dissociation et unisson, les danseur·euse·s cumulent geste politique et force chorégraphique.
Avec Voice Noise, Jan Martens poursuit donc son exploration des interactions entre le son et le corps, tout en plaçant la diversité et la voix féminine au centre du débat. Radical dans sa démarche, mais accessible dans sa forme, il invite à une écoute active et met en lumière des artistes souvent oublié·e·s. Une œuvre qui, par son inventivité et sa précision, mérite que l’on regarde avec attention.
Au Théâtre de la Ville dans le cadre du Festival d’Automne jusqu’au 23 novembre.
Visuel : Voice Noise de Jan Martens © Phile Deprez