Alexandra ‘Spicey’ Landé : danser la contingence

par Prune Fargetton
30.05.2024

Au festival June Events, Alexandra ‘Spicey’ Landé présentera le 4 juin « La probabilité du néant». Figure emblématique de la danse hip-hop au Québec, elle explore dans ses chorégraphies notre désintérêt à l’égard de ce qui nous entoure, de l’altérité, et les chemins que l’on peut encore emprunter.

Commençons peut-être avec le festival June Events, où vous présenterez votre pièce le 4 juin. Cette année, la directrice de l’Atelier de Paris, Anne Sauvage, met en avant le cosmopolitisme et les mémoires, avec notamment les questions de racisme et de colonialisme. En quoi cela résonne-t-il avec votre travail ?

Déjà, mon travail est complètement teinté par mon point de vue de femme noire afro-descendante. Je jette un regard sur le monde et me nourrit de cela pour mes créations. Tout part de mon expérience. Il y a toujours dans mes œuvres une perspective assez politique et je ne m’en cache pas car cela nourrit énormément le travail. Par contre, j’aime les nuances : tout n’est pas blanc ou noir, tout comme dans la vie. Je mets souvent en mouvement les tensions qui peuvent s’accumuler dans des corps qui vivent des traumas liés au racisme et au colonialisme, qu’ils en soient conscients ou non.

Votre spectacle s’intitule La Probabilité du néant. Pourquoi mobiliser ce terme de néant ? Comme une menace, comme un avertissement ? Dans quelle mesure votre chorégraphie est-elle engagée ?

Ce qui m’intéresse vraiment dans le titre c’est le mot « probabilité », parce qu’on ne parle pas d’une finalité, mais bien d’une probabilité. C’est sur cette nuance que l’œuvre repose. Je trouve le mot « néant » hyper-dramatique et sensationnaliste, mais en même temps, avec tout ce qui se passe actuellement, il y a des endroits dans le monde où l’on frôle étrangement le néant. Je pense à mon pays d’origine, Haïti, qui vit dans un chaos perpétuel et, nous, pays industrialisés, nous les regardons s’anéantir, catastrophe après catastrophe. La probabilité du néant aborde surtout un phénomène psychosocial qu’on surnomme le « bystander effect », selon lequel plus les témoins d’un acte déplorable ou violent sont nombreux, moins ils sont susceptibles d’intervenir. Je trouve que la position du témoin observateur mais passif a de lourdes conséquences pour les victimes. Mais, est-ce qu’intervenir est toujours une bonne chose ? Cela dépend de la situation, et c’est ce qui m’intéresse et qui nourrit ma recherche, la chose elle-même mais aussi toutes les questions qui viennent brouiller les cartes.

Par qui êtes-vous inspirée dans votre travail ? Quels danseurs de hip-hop ont influencé votre parcours artistique ?

Je suis énormément inspirée par ma pratique artistique, la danse hip-hop. Je trouve dans cette culture et cette danse plusieurs portes d’entrée qui m’aident à développer mon travail. D’abord, l’esthétique chorégraphique repose énormément sur cette forme de danse. Il y a beaucoup de non-dits dans cette culture, et il y a quelque chose de pertinent pour moi dans l’exploration, à travers le mouvement et la théâtralité, de comportements et attitudes bien ancrées dans le hip-hop. Je suis aussi beaucoup inspiré par le cinéma ; plusieurs images cinématographiques que j’imagine se retrouvent dans mes œuvres. Mes plus grandes inspirations en danse hip-hop, mis à part les artistes en musique, sont : Buddha Stretch, Link, Loose Joint, Natasha Jean-Bart, Angelo Ameur, Joseph Go. Crew et collectifs : Rennie Harris – Pure Mouvement, Wanted Posse, Da Gentlemen, Outfit Mob.

Vous avez fondé la compagnie Ebnflōh, issu du terme anglais « ebb and flow », qui marque l’action et la réaction, le flux et le reflux, le mouvement constant et le changement. Pouvez-vous présenter la compagnie, et peut-être nous en dire un peu plus sur le nom : comment est-ce que ces couples de mot, dans lesquels on trouve l’idée de mouvement, bien sûr, mais aussi d’obstacle, de retours en arrière, se trouvent incarnés dans votre travail à la compagnie (ou dans ce spectacle) ?

La Compagnie Ebnflōh est un organisme à but non lucratif qui crée et produit des œuvres en street dance, plus spécifiquement en danse hip-hop. En plus de faire des créations, on organise des formations pour la relève avec notre programme Ebnflowing. On met aussi sur pieds un laboratoire de recherche pour 8 street dancers une fois par an pendant 2 semaines appelé « B-Side ». Et à l’intérieur de cela on organise depuis 2 ans DNA – Danse Non Altérée, une expérience créative partagée. C’est une rencontre de groupe dans un 5 contre 5. Le terme « ebb and flow », écrit Ebnflōh, m’intéresse particulièrement parce que ça représente plusieurs idées liées à la compagnie : mon rythme de travail qui va de tranquille à intense tout au long de l’année ; le travail lui-même dont la courbe dramaturgique se compose de grandes montées et descentes autant en danse qu’en performance ; mon désir de faire de la place aux danseurs de street dance qui ont toustes une autre approche à la danse. On les encourage souvent à venir comme ils.elles sont et de mettre les émotions qu’ils vivent au quotidien dans leur travail. Les spectateurs qui expérimentent le travail disent aussi souvent qu’ils vivent toutes sortes d’émotions tout au long du spectacle. En tant qu’artiste, je vis beaucoup de hauts et de bas, autant dans ma vie personnelle que professionnelle. Finalement, toute une équipe qui ont cru à la compagnie et à ce qu’elle pouvait apporter dans le milieu s’est battue d’arrache-pied pour qu’Ebnflōh soit là aujourd’hui malgré les difficultés.

Vos commentateurs s’attardent sur l’interdisciplinarité de vos chorégraphies, notamment suite à Retrospek (2008), qui incorporent des aspects théâtraux ou cinématographiques. Est-ce que cela est encore une constante dans votre travail, que l’on pourra retrouver dans La probabilité du Néant le 4 juin ?

Oui tout à fait, même après 15 ans. Je dirais qu’avec le temps c’est devenu beaucoup plus subtil et nuancé, mais c’est toujours présent.

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