Biographies est le nouveau spectacle de la compagnie Ea Eo, dans lequel Neta Oren, mise en scène par Eric Longequel, jongle sur le flow de Pierre Laloge qui rappe le texte du spectacle. Une proposition pleine de promesses présentée au Cirque-Théâtre d’Elbeuf dans le cadre de la programmation du festival SPRING.
Un petit tapis de danse blanc, de forme carrée, est cerné de gradins sur lesquels le public a pris place. Dans un angle, une table haute supporte deux micros et trois balles de jonglage. Cette scénographie dépouillée aide à se concentrer sur l’essentiel : les deux artistes qui entrent en piste, Pierre Laloge d’abord, qui s’empare du micro car son rôle sera de porter la parole, Neta Oren, qui se saisit des balles puisque c’est elle la jongleuse et que c’est d’elle que traite d’abord le texte, issu d’un solo présenté dans la cadre de Les Fauves, spectacle monumental de jonglerie sous chapiteau qui a tourné ces dernières années un peu partout en France.
Biographies commence donc par un morceau de l’histoire de Neta : Pierre se fait l’interprète de son dialogue intérieur, d’un flot de conscience qui devient flow de rap, le métronome lancé par Erwan le régisseur faisant le lien entre les deux artistes, le beat et le rythme comme traits d’union entre celui qui lance les mots et celle qui lance les balles. Le texte est ciselé, les points de rendez-vous entre les deux artistes nombreux, la parole est portée pour et non confisquée, la complicité est manifeste, il y a une fluidité et une évidence à ce duo qui ne souffre pas de discussion. Le jonglage de Neta est complexe et précis mais en même temps doté d’une qualité de douceur modeste et de fragilité dépouillée qui le rend semblable à nul autre. C’est un véritable délice.
Mais ce n’est là qu’une partie de la proposition, la partie la plus ancienne et la plus aboutie, maintenant enchâssée dans un spectacle dont le titre, Biographies, est au pluriel. La dramaturgie mute, et le récit se fait voyage dans le temps. On quitte le présent du jonglage et de la vie contemporaine de la jongleuse pour glisser dans une autre vie, et dans un autre horizon temporel. Neta sort de scène, et Pierre se raconte, ou plutôt raconte son futur, se projette, avant que dans la dernière ligne droite le spectacle ne fasse encore une pirouette. Cette seconde partie peine à exister derrière la première partie si brillante : le récit de la vie future de Pierre est un peu convenu, le texte moins inspiré, et la qualité de relation entre les deux artistes, qui faisait tout le charme de la première partie, manque désormais cruellement. Le retour de Neta dans la dernière ligne droite réinjecte un peu de corps et un peu de cœur au spectacle, et sauve sa dernière partie.
Sur le fond, Biographies prend beaucoup de directions différentes, mais il est écrit de façon suffisamment habile pour les mêler sans les embrouiller ni sacrifier à la charge émotionnelle. S’entassent, pêle-mêle, des réflexions sur la vie d’artiste, sur le temps qui passe, sur la notion toute relative de raté, sur la mémoire – et singulièrement la mémoire du spectacle vivant, qui devient spectacle mort le jour où il n’est plus joué –, et sur l’amitié enfin, l’amour entre les êtres et comment le temps le met à l’épreuve. C’est sur ce dernier chapitre que Biographies nous cueille le mieux, et le final nous amène à un très beau moment d’émotion. Un humour pas toujours très fin – Pierre confesse son amour des jeux de mots pourris, qui le rendent par ailleurs sympathique – vient apporter de la légèreté à l’ensemble qui aurait risqué d’être sentencieux s’il s’était pris trop au sérieux.
Les différentes phases de la proposition ont encore besoin d’être travaillées pour fonctionner plus harmonieusement ensemble, et sans doute une mesure de respiration supplémentaire doit-elle être trouvée pour donner un peu d’espace aux spectateurices, mais il est indéniable qu’on a là un spectacle réfléchi, très écrit, dans lequel la qualité technique n’empêche pas une touchante humanité. À voir !
Visuel © Marc Lahore