Le Deutsche Oper présentait à son public, l’œuvre monumentale de Giuseppe Verdi dans la mise en scène épique d’Olivier Py pour une représentation foisonnante d’idées et bien servie par les artistes.
Grand opéra français par excellence, les Vêpres siciliennes ont été créées en 1855 soit plus de dix ans avant Don Carlos. Composé sur un livret d’Eugène Scribe, l’opéra réunit tous les critères alors exigés pour ce genre : une grande fresque basée sur des faits historiques réels, cinq actes, un ballet, un grand orchestre, des chœurs comme acteur à part entière. On peut ajouter en l’espèce, une profusion de duos, trios, quatuors vocaux et quelques grandes scènes épiques spectaculaires.
Le récit est basé sur les événements intervenus en 1282 qui mettront fin à la domination des Français sur la Sicile. Un soulèvement et une révolte populaire nait à Palerme et s’étend à toute l’île, massacrant les occupants, se libérant de la tutelle angevine pour reconnaitre le roi d’Aragon comme souverain de la Sicile. Le mythe veut que ce soit le son des cloches appelant les fidèles au Vêpres, qui servit de signal pour déclencher l’insurrection. Quand Verdi compose son œuvre, la dimension politique rencontre l’actualité de l’époque puisque nous sommes en pleine lutte pour l’unification de la péninsule contre tous les occupants étrangers.
La composition n’ira pas sans heurt avec le librettiste puisque Verdi conteste le choix de Scribe de faire de Procida un assoiffé de sang, voulant défendre au contraire la grandeur des indépendantistes italiens d’alors. Bon an, mal an, l’opéra fut achevé et créé en juin 1855, salle Le Pelletier à Paris, pendant l’Exposition Universelle, en présence de Napoléon III.
Il est regrettable que cette œuvre majeure ne soit plus souvent donnée notamment en France où le grand opéra qui fut le genre le plus prisé durant des décennies au dix-neuvième siècle, se fait fort rare.
Le Deutsche Oper donnait donc successivement deux opéras importants de Verdi, Don Carlo (en version italienne) et Les Vêpres (en version originale française), tandis que le Staatsoper de Berlin, proposait Il Trovatore. Heureux berlinois !
C’est en 2022 que la mise en scène d’Olivier Py, toujours très inspiré par le genre grand opéra, a été créée à Berlin et reprise en ce mois de mai pour quelques représentations. Il avait précédemment été remarqué dans cette salle, pour son Prophète, l’un des chefs d’œuvre du genre, composé par Meyerbeer.
Tout d’abord, Py et son scénographe Pierre-André Weitz s’écartent de l’original et déplacent l’action de Palerme à Alger, traitant à la fois des années de conquête sanglante de l’Algérie par la France en 1850 et de la lutte pour l’indépendance cent ans plus tard.
Py montre les massacres de l’époque contemporaine à la création de l’opéra par Verdi, dès l’ouverture (célèbre) de ces Vêpres où un immense tableau représente l’exécution sommaire des combattants par des soldats français qui arborent encore l’uniforme rouge et bleu. Des figurants arrivent alors que le plateau tandis que la scène du tableau est fidèlement reproduite. Ils se changent devant nous pour revêtir l’uniforme couleur beige sable des soldats du vingtième siècle symbolisant le saut temporel proposé par Py.
Puis, à l’aide d’un décor tournant comme à son habitude, Py va proposer une succession de décors, évoquant une rue d’Alger et sa barricade, le théâtre fidèlement reproduit, la statue du Duc d’Orléans, l’un des chefs de la conquête de l’Algérie, les murs lépreux de la prison, et même une sorte de haut mur avec niches permettant d’accueillir plusieurs personnages lors des « ensembles » un peu à la manière d’un échiquier vertical.
Il n’y a rien de bien nouveau dans les techniques habituelles du metteur en scène français puisqu’il rajoute à sa scénographie une sorte de ballet permanent qu’il a lui-même chorégraphié, avec des danseurs façons pantomimes, en blanc ou en noir, qui se glissent dans toutes les scènes, prenant des poses plus ou moins désarticulées de marionnettes sans fil. Ce ne sont pas des doubles à proprement parler mais plutôt des évocations des situations successives. Car l’opéra est riche en actions de toute sorte, mettant en scène des foules et des individus dans des interactions complexes.
Py introduit dès l’acte 1, des danseuses en tutu qui se font violentées par les soldats tandis qu’Hélène, contrainte par la force à chanter, se livre à un réquisitoire en règle contre la violence des Français, puis qu’arrive Henri qui fustige avec autant de fougue leur chef, Guy de Monfort. L’illustration est adéquate mais Py n’abandonne pas le ballet de l’œuvre pour autant puisqu’il en propose des extraits accompagnés d’une sorte de danse de victoire des soldats déployant la bannière française et se terminant par une partie de foot improvisée où le ballon est la tête d’une de leur victime fellaga.
Comme le genre et le livret de Scribe datent un peu dans son style un rien pompier, Py a l’habileté de mêler rapidement différents aspects des scènes, de changer décors et lumières sur le plateau, de montrer au travers de ses figurants danseurs et acteurs muets quelques symboles qui accompagnent intelligemment les arias : le landau qui vient et revient accompagnant le récit de Montfort découvrant sa paternité, la statue qui permet toute sorte de manifestation, de varier les effets musicaux, notamment avec les chœurs qu’il place devant, derrière, dans les coulisses ou partiellement dans les hauteurs du théâtre, les variations d’époque (celle de la conquête, celle de l’indépendance) avec les robes façon second empire alternant avec les costumes des années d’après guerre, les mouvements de foule très bien organisés pour rendre compte de l’importance du soulèvement populaire. Il n’est pas facile d’illustrer une telle oeuvre et Py réussit l’exploit de nous intéresser passionnément à l’ensemble de cette histoire.
La complicité entre le jeune chef suisse Dominic Limburg et l’orchestre de l’opéra, est visible et conduit à une belle prestation de celui qui a été Kappelmeister au DOB entre 2021 et 2024, période durant laquelle il a beaucoup dirigé Verdi (La traviata, Rigoletto). Il n’a donc pas de difficulté pour embrasser cette partition foisonnante et complexe et lui donner vie en évitant toute lourdeur inhérente au genre « grand opéra », ménageant subtilement les moments lyriques fort agréables et soulignant les contrastes avec les passages héroïques et/ou tragiques.
Les chœurs font des miracles comme souvent sur cette scène privilégiée de Berlin, dotée d’une très belle acoustique, et les grands moments épiques représentants la révolte des foules sont bien servis, notamment pour conclure l’opéra d’un « Vengeance ! Vengeance ! » impressionnant.
Les « tutti » à combinaison variable et fort nombreux, sont un peu laborieux en début de représentation, le quatuor « Quelle horreur m’environne ! » n’est pas tout à fait en place et on note des décalages de rythme entre les chanteurs parfois hésitants.
Mais dès les duos qui suivent et nous permettent de faire plus ample connaissance avec les interprètes de Montfort (le baryton Coréen Dong-Hwan Lee) et Henri (le ténor ukrainien Valentyn Dytiuk), tout rentre dans l’ordre et la confrontation est très réussie.
La voix du baryton est puissante et son timbre plutôt sombre, il nous livre quelques superbes airs et structure solidement les duos et les ensembles auquel son personnage participe. Son « Au sein de la puissance » à l’acte 3 est bien charpenté et impressionnant, ménageant force mais aussi, douceur, couleurs et nuances. Il incarne les différentes facettes de son personnage de l’occupant conquérant au père incrédule et aimant. On peut juste regretter une certaine discrétion sur scène et quelques accents parfois un peu engorgés qui contribuent à obscurcir l’intelligibilité du texte français.
Le ténor ukrainien quant à lui, est de ceux que l’on remarque immédiatement tant sa vaillance, son endurance, son enthousiasme est communicatif dans le Henri ardent et passionné qu’il nous livre. C’était une prise de rôle en Henri et il est déjà programmé en Don Carlo pour la prochaine saison, au DOB où il a fait ses débuts en 2018 dans le rôle de Faust. À trente-trois ans, s’il reste prudent dans ses engagements pour ne pas gâcher un évident talent et des moyens impressionnants, il devrait pouvoir occuper une place importante dans le genre « grand opéra » qui exige toute à la fois, la souplesse vocale et la puissance sonore. Agilité, virtuosité ne lui font pas peur et il lance des aigus spinto parfaitement maitrisés qui font suite à des montées chromatiques et acrobatiques presque insolentes. On est bouleversé par son « Ô jour de deuil et de souffrance » à l’acte 4. Tous ces efforts sont au service de l’incarnation d’un Henri juvénile et audacieux, un peu dans le style de John Osborn en plus jeune ou de Dmitri Korchak à ses débuts. Il lui reste à égaler ses ainés dans la prononciation française qui laisse encore largement à désirer.
Hélène est chantée par la soprano Hulkar Sabirova allemande d’origine ouzbek, habituée du Deutsche Oper où elle a été la Reine de la nuit à plusieurs reprises. Elle s’est récemment produite en France à l’Opéra de Lyon dans la Forza del destino sous la direction de Daniele Rustioni. Bel cantiste et virtuose, elle éblouit tout particulièrement le public avec un magnifique « Au sein des mers et battu par l’orage », puis par la tension vocale de son émouvant « Ami le cœur d’Hélène » et ses acrobaties vocales dans le boléro du cinquième acte, le très rapide et très virtuose « mes jeunes amis ». On lui reprochera peut-être une voix qui manque parfois de projection surtout avec son impétueux partenaire qui la domine dans les duos malgré une très belle entente stylistique. La prosodie française n’est pas non plus son meilleur atout et l’on peine à la comprendre.
Le seul qui chante vraiment en sonnant « français », c’est la basse Roberto Tagliavini dans Procida, qui allie beauté du timbre à clarté de la diction et intelligence du texte. Le timbre est grave et souvent solennel, donnant au personnage une détermination qui sied bien au noble défenseur de son pays. Dès son arrivée, il nous livre une très belle cantilène avec cette succession d’airs, récitatifs, cantabile et cabalette qui suit l’entracte, introduisant l’acte 2 et commençant par le célèbre « Palerme, O mon pays », qui justifie amplement l’ovation du public qu’il reçoit aussitôt.
Les performances des conprimari sont tout à fait satisfaisantes notamment la Ninetta d’Arianna Manganello et le Thibaud du jeune ténor Chance Jonas-O’Toole. L’ensemble du Deutsche Oper de Berlin est l’un de ceux qui forment régulièrement de grands talents !
Et l’on ressort très satisfait d’avoir eu la chance de voir ce bel ouvrage !