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Gergely Madaras : « La partition est tellement étoffée qu’à chaque fois que je l’ouvrais, je découvrais de nouveaux détails »

par Hannah Starman
le 30.06.2023

Gergely Madaras, le chef d’orchestre hongrois et directeur musical de l’Orchestre Philharmonique Royal de Liège, vient de créer, avec un succès retentissant, la nouvelle production de l’opéra avant-gardiste de Dmitri Chostakovich, Le Nez, à la Monnaie de Bruxelles.

Écrit en 1928, Le Nez s’inspire d’une nouvelle éponyme de Gogol de 1836. Pensez-vous qu’il y a quelque chose d’essentiellement russe à imaginer qu’un nez quitte son détenteur et se dote ensuite d’un grade supérieur au sien ?

 

Le Nez est une excellente histoire. C’est fascinant d’observer qu’au début, l’absurdité paraît dérangeante, mais avec le temps, on s’y habitue et on la normalise. Je pense qu’il faut être russe pour imaginer des bizarreries pareilles et les écrivains tels que Gogol, Tchekhov, Boulgakov et d’autres en témoignent, mais je sympathise. J’ai grandi en Hongrie, qui était un pays socialiste, même si je n’avais que cinq ans quand le rideau de fer est tombé. Je me souviens encore des odeurs de moisi et de peintures de mauvaise qualité que j’associe à cette époque. L’absurdité est enracinée dans ces cultures et il y a de très bons satiristes hongrois, par exemple Istvan Örkény, qui a écrit un délicieux recueil de mini-histoires (Minimythes, éd. Gallimard, 1970), qui révèlent ces absurdités quotidiennes que l’on ne remarque même plus. J’observe le même phénomène en Hongrie aujourd’hui. Il ne s’agit pas juste d’être détaché de la réalité, mais d’accepter l’absurdité comme une nouvelle réalité. Je vois des gens renoncer à leurs principes, accepter leur impuissance et rentrer dans le rang. Comme les cinovniki (les fonctionnaires) dans Le Nez, les gens dans les sociétés autoritaires ne voient pas plus loin que le bout de leur nez. C’est effrayant combien la nature humaine se conforme facilement aux contraintes, aussi absurdes soient-elles, et combien on y trouve aisément une place confortable sans se préoccuper du reste.

 

Est-ce que la production à La Monnaie reste fidèle à l’histoire de Gogol et de Chostakovitch ?

 

Je trouve que la production propose une approche originale et intéressante, mais c’est vrai aussi qu’elle s’écarte de l’histoire sur deux points qui me paraissent essentiels. Premièrement, il est très clair dans la nouvelle de Gogol et dans la partition de Chostakovitch que le nez n’a jamais été coupé. Quand Kovalyov découvre son visage dans les bureaux du journal, ils constatent tous qu’il n’y a pas de cicatrices. L’emplacement du nez est simplement vide et lisse, comme une crêpe. Le barbier ne se rappelle pas l’avoir coupé car il ne l’a pas coupé. Ce qui est absurde dans l’histoire est justement cela. Dans un monde normal, un nez ne disparaît pas et ne revient pas non plus, comme si de rien n’était. Mais ici, le barbier le rase et coupe son nez. Cela se passe pendant l’introduction et c’est foncièrement contraire au sens de l’histoire. Deuxièmement, pour Gogol et Chostakovitch, c’était très important de souligner qu’il ne s’agissait pas d’un rêve, alors que la production de la Monnaie a présenté l’histoire sous la forme d’un rêve où tout rentre dans l’ordre quand Kovalyov se réveille. Jusqu’à ce que son nez soit de nouveau coupé à la fin. Enfin, cela aurait dû être le cas, mais la figurante qui en était chargée n’a pas fait son job. Pourtant, elle n’avait que ça à faire !

 

Opéra de tous les excès, Le Nez est rarement produit à cause de son extrême complexité musicale et scénique. La partition est sans doute très difficile ?

 

Infernale ! Pour commencer, la partition fait 500 pages et elle est en cyrillique. Je lis un peu le cyrillique mais pas assez pour le traduire et l’interpréter. Il a fallu que je travaille avec la traduction du libretto. J’ai un excellent assistant chef russe, Nikita Sorokine, qui sait tout sur Chostakovitch. Je le soupçonne même d’avoir son numéro de portable. De plus, un grand nombre de chanteurs sont russophones, ce qui nous a bien servi, vu l’importance de la langue dans cet opéra. La langue définit la vélocité et le rythme. C’est intéressant de noter que les marques de tempo de Chostakovitch sont soit trop lentes, soit trop rapides, mais toujours fausses. Il est impossible de prononcer les textes à ces vitesses et Chostakovitch n’aurait jamais choisi des tempos aussi inadaptés. Il s’avère que son métronome était cassé. C’est là que les enregistrements peuvent être utiles, notamment celui de Rojdestvenski, qui était un proche de Chostakovitch. En revanche, je trouve que même ses tempos, alors que Chostakovitch ne les a manifestement pas désavoués, sont trop lents. Les caractères et l’expression du texte dépendent tellement de la vélocité de la musique. Dans ce sens, Le Nez ressemble à Wozzeck de Berg ou au Pierrot lunaire de Schoenberg. C’est Moussorgski, dans Boris Godounov, qui a commencé à baser sa musique sur le texte et Chostakovitch adorait Moussorgski. Wozzeck a été créé en 1925, deux ans avant le début de la composition du Nez. C’est la primauté du texte sur la ligne vocale, qui caractérise Wozzeck et Le Nez, qui rend la partition si difficile pour les chanteurs. Il n’y a aucun air distinct et très peu d’opportunités de déployer la voix. Lady Macbeth de Mtsensk est beaucoup plus opératique.

 

Quels sont les plus grands défis musicaux de la partition ?

 

La musique change constamment et c’est difficile d’établir un rythme et de rendre la musique assez prévisible pour que les chanteurs, mais aussi les musiciens, puissent l’apprendre par cœur. La plupart du temps, il n’y a aucune relation entre les tempos et tout est basé sur le personnage que l’on représente. Tout doit être décortiqué et préparé par petits segments. Certaines scènes ne durent que 45 secondes et d’autres 20 minutes, mais la musique change très rapidement. C’est pourquoi les chanteurs ont mis aussi longtemps à apprendre ce langage, pas seulement le russe, mais aussi le langage musical. Les répétitions étaient le seul moyen d’arriver au point où l’ensemble commence à devenir intelligible. La partition est tellement étoffée qu’à chaque fois que je l’ouvrais, je découvrais de nouveaux détails. C’est très étrange.

 

Comment s’articulent la musique de Chostakovitch et la mise en scène d’Àlex Ollé ?

 

La musique est incroyablement abstraite et, même cent ans après sa composition, elle reste trop bizarre pour se passer d’une représentation scénique. La première représentation du Nez a eu lieu sans la scène, juste avec un piano, et Chostakovitch l’a détestée. Dans ce sens, la mise en scène d’Àlex Ollé est bien adaptée. Elle traduit scrupuleusement les idées musicales proposées. Par exemple, s’il y a un glissando de la harpe, il est montré sur scène. L’équipe a vraiment essayé de représenter la musique aussi fidèlement que possible. Cela peut paraître logique, mais c’est assez rare. En revanche, j’avais une conception très différente de la mise en scène avant de l’avoir vue. Je trouve qu’on se focalise beaucoup sur l’identité, la virilité, la castration, la perte du statut, de l’autorité, etc. Le nez revêt un symbolisme beaucoup plus phallique que je n’aurais voulu et la fluidité des genres est mise en avant. La mise en scène voulait représenter une communauté dystopique et dysfonctionnelle, mais pour moi, cette société, que ce soit la Russie tsariste de Gogol ou la Russie soviétique de Chostakovitch, n’est pas une société anarchique. Ce n’est pas l’effondrement de l’ordre à la Mad Max, bien au contraire. Pour moi, la société du Nez suit ses règles, certes complètement ridicules, mais règles néanmoins. C’est pourquoi le journal ne veut pas diffuser l’avis de recherche du nez disparu. Ils ne veulent pas compromettre leur réputation. La tragédie d’une telle société vient du fait que tout le monde craint l’érosion du peu de statut ou de renommée qu’il a. Mais la production a opté pour une vision chaotique et je ne peux pas dire que cela n’a pas fonctionné. La magie de l’opéra peut opérer dans des mises en scène très variées. Plus l’œuvre est complexe et profonde, plus elle va résonner différemment dans chaque spectateur. Cela ne me dérange pas si elle ne correspond pas exactement à l’intention du compositeur. La mise en scène n’est d’ailleurs pas forcément le travail du compositeur, l’opéra est un art collaboratif.

 

Il y a 80 personnes sur le plateau et 60 personnes dans la fosse. Comment arrivez-vous à maintenir l’équilibre entre les deux ?

 

Il y a des moments où l’équilibre est impossible à établir. Par exemple, dans la scène de la cathédrale. Le chœur, qui devrait être placé derrière le plateau, est sur scène et chante le dos tourné au public. Scott Hendricks chante une ligne très décousue sur scène, coincé entre un énorme chœur derrière lui et l’orchestre devant lui. J’ai fait au mieux pour rétablir l’équilibre, mais c’était presque impossible. D’autant plus que l’orchestre voulait vraiment tout donner pour la première et les chanteurs aussi sont parfois distraits par leurs mouvements sur scène. J’aimerais bien avoir le contrôle total de ce qui se passe, mais tel n’est malheureusement pas le cas. Dans l’ensemble, je pense que la transparence générale de la partition est bonne. Chostakovitch était attentif à l’équilibre et il a prévu une orchestration plus légère quand il fallait mettre en avant les voix.

 

Il y a aussi la question du rythme. Dans un opéra de belcanto où nous avons beaucoup d’espace dans la ligne vocale, je déroule le tapis rouge devant les chanteurs. Mais avec le niveau de complexité du Nez et ses rythmes et les mesures qui changent en permanence, j’ai décidé qu’il était trop dangereux de suivre les chanteurs avec l’orchestre, car le moindre décalage pouvait tout déstabiliser. J’ai alors opté pour la technique inverse, ramener les chanteurs en synchronisation avec l’orchestre. Cela ne me vient pas naturellement car, instinctivement, je suivrais le chanteur parce que je contrôle davantage l’orchestre que le plateau. Mais dans Le Nez, les chanteurs doivent s’aligner sinon tout dégringole.

 

La musique est tellement rapide et changeante que les chanteurs dépendent entièrement de mes gestes. Les écrans numériques ont un décalage de quelques millisecondes, mais c’est déjà trop. Et de là où ils se trouvent parfois, les chanteurs ne peuvent pas toujours entendre l’orchestre, malgré l’amplification sur scène. Par exemple, Ivan sous la douche, entouré d’une paroi en métal, ne peut même pas entendre les balalaïkas amplifiées qui sont juste à côté de lui. Bref, l’orchestre ne peut pas attendre les chanteurs et les chanteurs ne peuvent pas entendre l’orchestre, donc la synchronisation repose entièrement sur moi.

 

Comment s’attaque-t-on à une œuvre aussi rare et atypique ?

 

La musique du Nez est tellement intense et impénétrable qu’il faut l’aimer d’abord, ensuite l’approcher avec passion. C’est incroyable qu’à 22 ans, Chostakovitch ait pu écrire un opéra pareil. J’apprécie aussi le fait qu’il ne l’ait jamais changé, pas même quand il était plus âgé et établi comme compositeur. La musique du Nez, surtout dans la première partie, est tellement expérimentale, bizarre et atonale que j’appréhendais un peu la réaction de l’orchestre, d’autant plus que les répétitions avec l’orchestre n’interviennent qu’assez tard dans la production. Je sens immédiatement si l’orchestre s’approprie un morceau ou pas. Vous imaginez bien comme cela m’a fait plaisir quand le contrebassiste et le percussionniste sont venus me voir après la première répétition pour me dire que c’était la meilleure musique qu’ils aient jamais jouée. Sans l’enthousiasme des musiciens et des chanteurs, cette musique n’a aucun sens.

 

En ce qui concerne la préparation : si les enregistrements existent, je commence par les écouter. Cela me donne une vue d’ensemble de ce que les autres ont fait avant moi, sans pour autant influencer ma lecture de la partition. Ensuite, j’analyse la partition, d’abord la structure, ensuite les changements de tempos, l’orchestration, les harmonies, l’articulation, le phrasé, etc. J’essaie de me faire une idée de ce qui est le plus important et d’identifier les moments clés. James Levine, avec qui j’ai étudié avant qu’il ne soit rattrapé par les scandales qui ont mis fin à sa carrière, m’a appris que le rôle du chef d’orchestre n’est pas de corriger toutes les erreurs et de ramener tout le monde au même niveau. Notre principale tâche est de réaliser quelques moments d’exception qui donneront aux spectateurs la chair de poule. C’était facile pour lui de défendre cette position puisqu’il travaillait avec les meilleurs orchestres du monde. L’imperfection n’était pas au même niveau.

 

Vous avez introduit un interlude que vous avez découvert dans les archives. Il s’agit d’un morceau qui n’avait jamais été joué sur scène. Pourquoi a-il-été nécessaire de l’ajouter ?

 

Nous ne voulions pas d’entracte. C’est certain qu’un entracte aurait été plus facile pour les musiciens et aurait permis à la Monnaie de vendre plus de champagne, mais une telle interruption aurait cassé la ligne fluide de la pièce. Puisque nous avons opté pour une version de 1h50 sans entracte, il fallait prévoir un interlude de trois, quatre minutes pour le changement de décors. C’est Nikita Sorokine qui a attiré mon attention sur l’existence de ces quatre fragments, écrits par Chostakovitch pour Le Nez, mais jamais utilisés. Nous avons choisi celui qui nous semblait le plus adapté et je pense qu’il a très bien marché. Le déroulé du Nez se résume à une succession d’alternances entre les parties chantées et les interludes. Par exemple, le fameux interlude de 14 percussions, le premier interlude de percussions dans l’histoire de l’opéra. Les percussions resteront extrêmement significatives pour Chostakovitch jusqu’à la fin de sa vie. On les retrouve dans chacune de ses compositions et elles symbolisent le pouvoir, la persévérance, voire l’acharnement, le passage du temps, mais aussi la résistance et les représailles. Je trouve extraordinaire que Chostakovitch ait réussi à survivre sous le régime stalinien et à rester critique. Je suppose que sa critique était tellement subtile que les gens ne l’ont pas comprise.

 

Il n’y a que deux enregistrements du Nez, celui de Rojdestvenski et celui de Gergiev. Le vôtre, avec Mezzo et Medici, sera le troisième. Avez-vous cherché à mettre la barre plus haut que vos prédécesseurs ?

 

Avec ces œuvres rares et difficilement accessibles, notre tâche est surtout de les défendre et de montrer pourquoi il faudrait les mettre en scène plus souvent. C’est clair que nous avons plus de latitude pour expérimenter et plus de liberté aussi, parce que nous inventons encore la tradition. Évidemment, j’aimerais croire que notre production sera mémorable, mais on ne le saura que dans dix ans. Je ne travaille pas pour la postérité et je m’en fiche un peu si notre version est meilleure ou pas que celle de Gergiev. En revanche, mon assistant chef était très attentif à cela. Le texte devait être chanté exactement comme il a été écrit, on ne pouvait changer le moindre mot ou modifier la moindre note parce qu’il fallait que notre version soit supérieure aux précédentes. Ce n’est pas ma vision des choses, même si je peux la comprendre, vu tout ce que nous y avons mis comme travail et énergie. Je suis certain que nous avons appris des erreurs du passé et nous avons sans doute amélioré l’adéquation entre le tempo et le texte.

 

Pensez-vous que la production plairait à Chostakovitch ?

 

Je crois qu’il la trouverait amusante, mais peut-être aurait-il parfois du mal à décrypter ce qui se passe sur scène. Par exemple, pendant le premier interlude de l’orchestre, une multitude de gens traverse la scène sous un feu de signalisation qui représente un grand carrefour. Nous l’appelons Shibuya parce que la référence au centre névralgique de Tokyo est facile à comprendre. Elle symbolise l’indifférence des gens qui vivent leur vie sans faire la moindre attention aux autres. Ceci en dit plus sur notre société que sur la sienne. De même, pour la scène qui se déroule dans un camp de réfugiés où les personnages sur le plateau déclinent un éventail de genres et de sexualités qui ne faisaient certainement pas partie du quotidien de Chostakovitch.

 

 

Visuel : ©Alice Blangero