Ce lundi 22 juillet, dans l’église de la Grave, le public du festival Messiaen a pu entendre des pièces de musique contemporaines rarement données : la dernière composition inachevée de Bruno Ducol, Entre regard et silence, a été créée, en présence de sa femme. Et deux pièces très rares d’Yvonne Loriod, la femme d’Olivier Messiaen. Une journée unique face aux neiges de la Meije, où la surprise de la musique s’alliait avec un hommage à deux grandes figures d’un festival qui célèbre ses 25 ans.
On arrive à l’église de la Grave par une rue en pente qui surplombe ce « plus beau village de France » perché à 1500 m d’altitude dans la vallée de l’Oisans, face à la Meije et son glacier. Il fond d’année en année, mais les neiges éternelles sont bien là, au cœur de l’été. L’église est bordée d’un cimetière et c’est là qu’à 17 heures, le public du festival Messiaen – certains encore avec les bâtons de marche, d’autres, déjà élégants pour enchaîner les deux concerts – était rassemblé. L’attention est grande dans cet écrin qui respire la spiritualité.
Jonas Vitaud prend place au piano. Et ce n’est pas la soprano Laura Holmes qui chante tout de suite avec lui, mais le comédien Matthieu Marie qui « dit » l’Adieu à la Terre de Franz Schubert. Un brin de romantisme ici, qui nous signifie que nous entrons dans un concert solennel, où les mots et la musique s’allient pour accompagner l’âme. En vis-à-vis, nous entendons trois extraits du très virtuose « Harawi » (1945), « un chant d’amour et de mort » qu’Olivier Messiaen a composé au moment où sa première épouse, Claire Delbos, allait entrer à l’hôpital psychiatrique pour ne pratiquement plus en sortir… Avec une intensité et un jeu envoûtants, Laura Holmes transforme les paroles andines de la pièce en glossolalie. Avec un acmé pour « Doundou Tchil », quelque part entre colère, ironie et destin. C’est presque sans transition que nous traversons les temps pour entendre deux extraits des Études de rythmes de Bruno Ducol (1992) qui par leur fulgurance laissent rêver à un mouvement éternel… En préparation de la création de la soirée, c’est le « Regard du silence » qui a été choisi parmi les Vingt Regards sur l’enfant Jésus de Messiaen.
Le compositeur, Professeur d’analyse au CNSMD et ancien élève d’Olivier Messiaen, Bruno Ducol est mort le 11 janvier dernier. En 2022, il avait travaillé ici, à la Meije, avec les deux musiciens et le comédien sur sa dernière pièce Entre regard et silence. Sa femme, Annie, présente dans l’église de la Grave pour cette création, a trouvé la partition inachevée sur le mot « Revivre » au moment de son décès. « Revivre » serait un autre beau titre pour cette œuvre si symbolique, qui semble presque être un anti-requiem. Il ne s’agit pas d’accompagner une âme qui part, ce que Messiaen faisait encore avec Harawi, mais plutôt de sonder le souffle qui reste. Le rythme est déroutant, devant le piano de plus en plus ouvert, qui offre ses cordes aux trois artistes pour qu’ils en sortent tous du son. Dans cette pièce déroutante, et qui semble venir de loin, les mots sont cruciaux, puisque Bruno Ducol a composé cette œuvre à partir des textes extraits du Livre du Vide médian de François Cheng. Si « Le vrai est ce qui tremble », nous sommes sortis tremblants de cette création très émouvante.
Cette soirée du Festival Messiaen proposait donc également de faire entendre des œuvres rares d’Yvonne Loriod. Muse, femme, interprète d’Olivier Messiaen, grande professeure de piano, elle était également compositrice mais avait cessé de composer en 1951 à l’âge de 25 ans. Elle a laissé une quinzaine d’œuvres, principalement grandioses et symphoniques, dont la majorité n’a pas été créée. Le Festival a fait entendre pour la première fois la veille ses Trois pièces pour deux pianos par Roger Muraro et Florent Boffard et ce lundi 22 juillet ce sont deux autres pièces très rares que le public a la possibilité d’écouter. Le matin, dans les jardins du Lautaret, Peter Asimov, docteur de l’université de Cambridge, spécialiste d’Yvonne Loriod, a fait une longue et belle conférence sur elle. C’est lui qui a établi la partition pour l’ensemble TM+ qui interprète ce concert et qui présente les pièces choisies en quelques mots, juste après le directeur du Festival, Bruno Messina.
Au piano, Julien Le Pape ouvre l’événement avec deux préludes aux accents symbolistes forts, qui comptent parmi les plus anciennes œuvres composées par Olivier Messiaen (1928-29). Sans transition, les Trois mélopées africaines (1943) d’Yvonne Loriod, seule œuvre jouée de son vivant, sont un festin de syncopes, de surprises et d’orientalisme d’époque. Les échos entre le piano, la flûte d’Anna-Cécile Cuniot et les ondes Martenot de Nathalie Forget créent une dynamique ébouriffante, relevée avec parcimonie par les percussions de Florent Jodelet. S’il y a parfois des moments où Yvonne Loriod nous perd un peu, la première des mélopées nous saisit et nous surprend de bout en bout.
La voix de la soprano Angèle Chemin retentit enfin pour la difficile Vocalise-Étude de Messiaen à laquelle succède un autre exercice de style virtuose et inspiré par les oiseaux, réalisé par Anne-Cécile Cuniot, « Merle noir ». Et nous terminons par Graines de Cendres, un cycle de chants composés par Yvonne Loriod en 1946 sur des textes inspirés des sonorités de l’Arabe qu’elle a elle-même écrits. La voix de la soprano répond au piano et aux ondes Martenot (qui était l’instrument de sa sœur) dans cette oeuvre longue et touffue. Il y a une montée en puissance impressionnante. Et la compositrice exige beaucoup des trois solistes. Le thème semble boucler la boucle d’une soirée dédiée aux hommages et au souffle qui se transmettra, tandis que la forme fait évidemment penser à la pièce Harawi d’Olivier Messiaen, jouée au concert précédent.
Musiciens et publics se retrouvent à la Tisanerie pour évoquer des souvenirs d’Yvonne Loriod et du festival Messiaen, en attendant un grand soleil le lendemain pour une journée à quatre temps – conférence – aubade – concert sur les filiations – et re-concert de percussions venues du monde entier : Rhythm labyrinth à la salle des fêtes de la Grave à 21h.
Le Festival Messiaen se poursuit jusqu’au 28 juillet au Pays de la Meije.
Pour lire notre interview de Bruno Messina, le directeur du festival, c’est ici.
Visuels (c) YH