Ce vendredi 7 mars, deux chefs ont pris la baguette au pied levé pour remplacer Mikko Franck souffrant. Roland Hayrabedian a créé Ses purs ongles très haut de Geoffrey Gordon et Pietari Inkinen nous a livré une Symphonie « Léningrad » puissante, urgente et tranchante.
Né en 1968, le compositeur américain Geoffrey Gordon a écrit une centaine d’œuvres orchestrales, de chambre, mais aussi des partitions pour le théâtre, la danse et le film. Sa musique intense et riche a été louée par le New York Times comme étant « sombre et séduisante ».
Dans Ses purs ongles très haut, un concerto poétique pour clarinette et chœur, Gordon réalise l’une de ses œuvres les plus ambitieuses. Commandé par Radio France, Ses purs ongles très haut s’inspire du poème expressionniste Sonnet en X de Stéphane Mallarmé. Francophile et amateur de poésie, Gordon a été « immédiatement fasciné par Mallarmé » et séduit par « le contraste extraordinaire entre une langue très riche et la désolation qu’elle décrit ».
Dans cette œuvre, d’une durée d’exécution de 23 minutes, Gordon met en valeur la clarinette solo du Philhar de Radio France, Jérôme Voisin, pour qui l’œuvre a été écrite. « La particularité de ce concerto », explique Voisin, « est qu’il intègre le chœur. L’univers sonore du poème est présenté par l’orchestre et la clarinette et ensuite, le chœur chante les vers de Mallarmé ».
L’œuvre présente alors une forme originale : c’est un concerto pour clarinette dans les deux premiers mouvements et un double concerto pour clarinette et chœur dans le troisième mouvement. La partition ouvre avec une introduction calme des cordes, ponctuée par une clarinette à la fois fébrile et mystérieuse. Tel un guerrier solitaire, la clarinette se fraye habilement le chemin dans la jungle des sonorités foisonnantes et irisées de Gordon, jusqu’à atteindre la clairière où tout se tait.
Une superbe cadence, pétrie de virtuosité, de multiphoniques jusqu’au suraiguës, résonne alors dans l’auditorium de Radio France et on comprend que Geoffrey Gordon ait voulu exploiter « sans restriction … le merveilleux talent de Jérôme Voisin ». Après ce deuxième mouvement qui intervient comme une variation sur le geste initial, le troisième mouvement fait surgir le chœur. Les vers de Mallarmé s’élèvent alors de cette masse sonore de cors, trompettes, percussions, harpe, contrebasse et cloches tubulaires.
Au pupitre de chef, Roland Hayrabedian dirige le Philhar remarquablement, compte tenu du fait « qu’il a récupéré une partition, que personne n’a encore jouée, hier après-midi pour la diriger ce soir en création », comme nous l’explique Clément Rochefort. Spécialiste de la création contemporaine et fondateur de Musicatreize, Hayrabedian a su sculpter la matière sonore de Gordon, exploiter les tensions et les élans de son écriture, pour réaliser une belle création de Ses purs ongles très haut.
L’opération Barbarossa, l’invasion de l’URSS par l’Allemagne Nazie commence le 22 juin 1941 et quelques semaines plus tard, la Wehrmacht encercle Leningrad. Plutôt que d’engager son armée dans un combat de rues, Hitler donne l’ordre d’affamer la ville en imposant un blocus alimentaire. Entre le 8 septembre 1941 et le 27 janvier 1944, 800.000 civils périront à Leningrad, tués par la famine et le froid. Dmitri Chostakovitch refuse de quitter sa ville natale en août 1941, mais il sera évacué en octobre 1941 sur ordre formel de la direction du parti.
Il terminera sa Septième en décembre 1941 et la création mondiale se fera le 5 mars 1942 à Kouïbychev (Samara), siège temporaire du gouvernement soviétique et de l’Orchestre du Théâtre Bolchoï. La partition de la Léningrad a été ensuite exfiltrée via Téhéran et Le Caire pour pouvoir être jouée à l’Ouest. La première américaine sera ainsi réalisée par l’Orchestre symphonique de la NBC sous la direction d’Arturo Toscanini et diffusée le 19 juillet 1942 à partir de New York.
Mais la création la plus symbolique de l’œuvre se fera à la grande salle de la Philharmonie de Leningrad, le 9 août 1942, le jour désigné par Hitler pour célébrer la chute définitive de la ville meurtrie. Les haut-parleurs ont été installés partout dans la ville pour permettre aux citoyens de Leningrad, mais aussi aux Allemands encerclant la ville, d’entendre la musique défiante et conquérante. Un soldat allemand racontera plus tard que son escadron avait écouté « la symphonie des héros » et qu’ils avaient compris « qu’on ne pourra jamais conquérir Leningrad ».
Pourtant, en 1942 la création de la Septième à Leningrad sous le siège semble aussi loin que la victoire finale contre le nazisme. Seuls 15 musiciens professionnels vivent encore en ville, alors que la Septième requiert un effectif élargi de plus de cent personnes. Karl Eliasberg, le directeur de l’Orchestre symphonique de la Radio de Leningrad (seule formation encore en place), cherche alors des renforts parmi les retraités et les amateurs. Sous l’ordre de Staline, les musiciens sont même rappelés du front.
Un orchestre de trente personnes se réunit pour la première répétition en mars 1942, mais les musiciens sont trop faibles pour tenir leurs instruments. Ils s’effondrent pendant les répétitions malgré les suppléments de nourriture. Un rapport de Yasha Babushkin, du département des arts de la ville de Leningrad, note que « le premier violon se meurt, le tambour est mort par sa façon de jouer, le cor d’harmonie est à la porte de la mort… » Trois musiciens meurent avant la première. Pourtant, elle se fera. Malgré la mauvaise qualité artistique de l’exécution, l’orchestre chancelant d’épuisement recevra une ovation debout d’une heure d’un public ému aux larmes.
Remplaçant Mikko Frank au pied levé, le chef finlandais Pietari Inkinen, connait bien la Septième de Chostakovitch, pour l’avoir dirigée récemment à Turin. Inkinen évoque l’aspect historique terrifiant de l’épique Léningrad avec sobriété et précision. Résistant aux lourdeurs d’un héroïsme « made in the USRR », Inkinen opte pour une lecture contemporaine, dépouillée et nuancée. Ce choix judicieux lui permet de délivrer avec force la cinglante critique que Chostakovitch adresse à toute forme de barbarie, passée et présente.
Inkinen s’attaque à l’Allegro avec énergie et maintient un tempo soutenu et navigue sur les passages lents avec un grand soin du détail. On regrette juste que l’arc de la tension du thème de l’invasion soit quelque peu aplati par la caisse claire qui égrène trop fort sa séquence macabre au début. Dans Moderato et puis dans l’Adagio, le chef met en valeur les solistes exceptionnels du Philhar de Radio France. On entend rarement les contrebasses, les altos, les violoncelles, les harpes et la petite harmonie avec autant de clarté et de contraste. Hélène Devilleneuve est d’une justesse bluffante au hautbois, ainsi que Justine Caillé au piccolo.
Le finale, intitulé Victoire, ouvre avec un paysage plongé dans l’obscurité. Un thème émerge et évolue vers un crescendo déterminé et grave qui symbolise « la mobilisation générale de la ville assiégée ». Tous les pupitres interviennent pour construire une tension douloureuse, parfois hésitante, ensuite déchaînée et finalement victorieuse. La conclusion est massive, expressive, fabuleusement cauchemardesque et interprétée par un chef et un orchestre qui ont tout donné. Le public éprouvé remerciera les musiciens avec une longue ovation bien méritée.
Rediffusé sur le site de Radio France.
Visuel : Dmitri Chostakovitch © Roger & Renate Rössing