Basé sur le roman historique éponyme de Claire Keegan, paru en français sous le titre Ce genre de petites choses, la coproduction belgo-irlandaise de Tim Mielants ouvre la 74ème édition de la Berlinale. Produit par Cillian Murphy et Matt Damon, Small Things Like This est un film délicat et sombre sur un héros ordinaire, magnifiquement incarné par un Cillian Murphy sobre et poignant.
Fidèle à l’ouvrage récompensé par le prix Orwell de la fiction politique en 2022, Small Things Like This raconte l’histoire qui se déroule pendant les quelques jours avant Noël 1985 à New Ross, une ville de 8600 habitants au sud-est de l’Irlande. Bill Furlong (Cillian Murphy), le marchand de bois et charbon, y gère sa petite entreprise et élève avec son épouse Eileen leurs cinq filles. Orphelin et élevé dans la maison où sa mère, enceinte à quinze ans, avait été domestique, Bill a tracé seul sa route. Tourmenté par son parcours privilégié par rapport aux autres enfants nés sans père, que le spectateur suit à travers les flash-backs, Bill Furlong est un mari et père de famille dévoué, sensible et silencieux, habité par une tristesse et une irrépressible verticalité morale, sans posture ni ostentation.
Quelques jours avant Noël, Bill livre le charbon au couvent voisin et se retrouve témoin d’une scène perturbante : une jeune femme est remise aux bonnes sœurs en hurlant son opposition au destin qu’elles lui réservent. Une autre fois, en poussant une porte, il découvre des pensionnaires vêtues d’uniformes de prisonniers, qui cirent pieds nus le plancher. L’une d’entre elles supplie Bill de la sauver, avant qu’ils ne soient interrompus par une bonne sœur du Bon Pasteur sinistre et hostile.
Lorsque Bill en parle à son épouse Eileen, elle le met en garde. Leurs filles vont à l’école tenue par les sœurs. Le couvent est un gros client. Ce qui s’y passe ne les regarde pas. Eileen Walsh, qui joue l’épouse de Bill et qui avait également interprété Crispina dans The Magdalena Sisters (Lion d’Or à Venise en 2008), décrit la famille Furlong comme étant « représentative de la nation irlandaise, de ce poids, de cette honte, de cette culpabilité et de ce contrôle. » Les tableaux dépouillés de famille sont remarquablement efficaces, mais c’est la scène de la confrontation entre Bill et la mère supérieure, qui exprime à la perfection l’exercice ciselé et cruel du pouvoir que l’Église catholique emploie face à ses crimes.
Livrant le charbon très tôt le matin ce fin de décembre, alors que partout en ville, on s’active autour de la crèche et de la chorale, Bill trouve, dans le fond de la réserve à charbon, la forme recroquevillée et grelottante d’une très jeune femme enceinte (Zara Devlin) qui y a probablement passé la nuit. Il la raccompagne au couvent. Prenant congé, il est retenu par la mère supérieure, magistralement incarnée par une Emily Watson terrifiante, et invité à prendre un thé. La jeune femme, lavée et changée, se joindra à eux. Un thé et même un gâteau lui seront proposés.
Avec une autorité incontestable et jamais contestée, la sœur Marie explique à Bill qu’il s’agissait d’un « simple jeu de cache-cache », demande des nouvelles de ses trois dernières filles qui doivent être admises à l’école prochainement « et nous ne pouvons pas accepter tout le monde, nous avons trop de demandes, hélas… » avant de glisser quelques billets dans une carte de Noël adressée à son épouse. En partant, Bill aperçoit les filles pliant le linge dans la blanchisserie.
La représentation cinématographique des abus perpétrés par l’église catholique en Irlande n’a rien d’original. L’exploitation des jeunes mères non-mariées dans les blanchisseries et la vente de leurs enfants illégitimes à l’étranger ont déjà été traitées dans The Magdalene Sisters de Peter Mullan (2002) et Philomena de Stephen Frears (2013), respectivement. Ce qui fait de Small Things Like This un film important à voir c’est l’interrogation qu’il provoque sur le traumatisme intergénérationnel et l’altruisme des êtres qui prodiguent les bienfaits qu’ils ont reçus.
Lorsque Bill retrouve la même jeune fille, Sarah – le prénom de sa mère – dans la réserve à charbon le soir de Noël, il n’hésite pas. Il l’enveloppe dans sa veste et au vu et au su de tous, l’emmène à la maison. Pourquoi un homme tranquille et replié sur sa famille mettrait tout ce qu’il a construit en danger pour sauver une étrangère ? Parce que ça aurait pu être sa mère ? Ou une de ses filles ? Parce qu’il ne peut pas faire autrement ? « Bill n’est pas un héros, » explique Cillian Murphy à la conférence de presse, « il vit une sorte d’effondrement. Rien dans son action n’est planifié. Il s’agit d’une convergence d’un chagrin refoulé et des choses qui traversent son mariage et sa communauté. »
Le film est à voir, non seulement pour admirer les performances exceptionnelles de Cillian Murphy et d’Emily Watson, mais aussi pour honorer la mémoire de plus de 10.000 femmes, dont Sinead O’Connor, forcées dans l’esclavage dans les Blanchisseries Magdalene pour femmes déchues entre 1922 et 1996.
Visuels : © Shane O’Connor et © Richard Hübner / Berlinale 2024