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Dramaturge du Théâtre National Wallonie-Bruxelles, enseignante et critique, Sylvia Botella a choisi depuis longtemps de s’engager du côté des artistes, des hybridations créatrices et de la nuance. Elle est depuis le 4 juin élue représentante du répertoire des formes émergentes au sein du Comité belge de la Scam. Échanges avec une bruxelloise européenne pleine de vies et de désirs, joyeusement éveillée qui croit en la réarticulation critique des luttes et au pouvoir collectif. On fait quoi en Europe ?!

Est-ce que le fait de vivre, enseigner et être la dramaturge du Théâtre National Wallonie-Bruxelles dans la ville où siège le parlement européen a une influence sur vous et vos façons de travailler ?

Je me demande comment il pourrait en être autrement ?! (rires) Je vis à Bruxelles, carrefour de l’Europe et capitale des institutions européennes. Je travaille au Théâtre National Wallonie-Bruxelles qui développe, entre autres, des synergies avec des opérateurs culturels européens dans le cadre du programme Europe Creative : Common Stories. J’enseigne à des étudiant.es européen.nes dans le cadre d’échanges inter-universitaires à l’Université Libre de Bruxelles. Bref, je suis une bruxelloise européenne.

À cet égard, en ce jour d’élections européennes, je sens les dangers de la montée de l’extrême-droite et des populismes de gauche et de droite. J’aimerais convaincre les citoyen.nes belges et surtout les presque un million de primo-votant.es de se rendre aux urnes. Pour faire barrage à l’austérité, au racisme, aux mouvements anti-genre, antiféministes, anti-migrant.es ! Nous pouvons faire la différence ensemble. J’en suis convaincue.

Toutefois, on aurait tort de croire que je suis béatement « eurocentrée ». Le cosmopolitisme de Bruxelles – soulignons-le, après Dubaï, c’est la ville où l’on parle le plus de langues – et l’influence des pratiques artistiques des acteurices issu.es de ses propres diversités décillent mon regard, déconstruisent mon point de vue, transforment mes pratiques professionnelles. Tous les corps comptent. Toutes les voix comptent. Plus qu’un statement, c’est une manière d’écouter, d’être en relation avec ce qui m’entoure. Il m’importe d’être éveillée, critique et questionnante.

Pour le dire autrement, Bruxelles représente de ce point de vue une sorte d’exception, une sorte de laboratoire à la fois artistique et citoyen, qui ne nous laisse pas tranquilles. (Rires)

Pensez-vous qu’il y a une cohérence esthétique des propositions de spectacle vivant au niveau européen ?

À rebours de certaines pratiques de coproduction internationale qui conditionne les tournées des spectacles, j’ai le sentiment qu’il y a aujourd’hui une forme de résistance à la standardisation artistique, y compris dans les grands festivals ou institutions culturelles. Quelque chose est en train de s’inventer. Là où les voix se mêlent, auto-situées depuis diverses disciplines. Les artistes «détourent». Même s’il ne faut pas se réjouir trop vite, nous n’avons jamais entendu autant de voix s’élever et prendre corps sur les plateaux… ces mêmes voix qui étaient jusque-là «silenciées» dans la société à cause des « processus de racisation » – couleur de peau, sexe, genre, âge, sexualité, classe sociale, handicap, origine géographique.

Quelque chose est en train de s’inventer, qui pose moins des questions de représentation que de « relations à, avec, intra », me semble-t-il. Ce qui demande en retour de renoncer à sa certitude de domination ou position de surplomb. Il est là précisément le défi. Même si les tensions sont vives et les affrontements parfois très violents, ils sont inévitables et nécessaires. Il faut humblement en assumer le sens. Il faut écouter ce que tou.tes les artistes sans distinction ont à dire. Et surtout les artistes qui, jusqu’à présent, n’étaient pas socialement et/ou artistiquement autorisé.es à prendre la parole.

Quelle est la relation que vous dramaturge, vous entretenez avec les artistes européens ?

Deux petits préalables, avant de revenir à votre question. Le premier, j’ai fait mienne la phrase du poète espagnol Antonio Machado : « Voyageur, il n’y a pas de chemin, le chemin se fait en marchant ». Je suis une grande marcheuse, curieuse et amoureuse de tout, pas blasée. D’expérience, je le sais : rien ni personne ne pourra rien y changer (rires). J’aime écouter. J’aime regarder. J’aime la maïeutique. Je dis souvent de moi que je suis une contemplative contrariée hyperactive. Ce qui fait beaucoup rire les personnes qui me connaissent. J’ai rencontré beaucoup d’artistes européen.nes – et pas que – avec lesquel.les je continue de discuter, de débattre et rêver. Je crois en la performativité du langage.
Le second, pour le réseau européen PROSPERO, j’ai été amenée en 2017 à réaliser une série d’entretiens très intéressants avec des artistes européen.nes. En dépit des transformations que nous vivons actuellement, leur statement dans l’esprit deleuzien (« créer c’est résister ») m’interpelle encore : « Nous sommes des artistes, nous résistons comme citoyen.nes ».

Pour moi, incontestablement, l’Europe manque de narratifs, elle est trouée de nos absences. Je suis convaincue que les artistes peuvent en être les dramaturges. Iels nous affectent. Qui parle ? À qui parle-t-on ? D’où parle-t-on ? Comment parle-t-on ? Je suis très attentive à toutes ces questions. Tout simplement, parce que les gestes artistiques rendent visible ce qui est là et que l’on ne voit pas. C’est comme suivre des pointillés.

J’y suis d’autant plus vigilante que la liberté d’expression qui va de pair avec la liberté de la presse, la liberté de manifestation et la liberté de création – pour ne citer que celles-ci – est incroyablement menacée aujourd’hui au sein de l’Union européenne. Même si tout n’est pas à mettre à égalité, bien sûr ! On voit bien ce qui est à l’œuvre aujourd’hui insidieusement et terriblement en Europe. À reculons, les mouvements transnationaux anti-genres et antiféministes, le renforcement des contrôles aux frontières, le climatosepticisme et l’attentisme face aux violations à répétition du droit humanitaire international balafrent les fondamentaux fondateurs de l’Union européenne. Être à contre-courants, c’est important. Ce d’autant que l’Union Européenne est l’un des remparts à la survie de la démocratie dans le monde. Nous devons en prendre soin.

C’est l’une de mes missions en tant que dramaturge, et plus largement. Les corps ne doivent pas seulement se « faufiler », ils doivent « résonner » sur les plateaux, et en dehors. J’accompagne en équipe les artistes de manière à ce qu’iels se sentent libres de prendre corps et voix – les leurs ! – dans des espaces d’empowerment et d’hospitalité vivante, dans des milieux de vie. Où il y a de l’amour ensoleillé. En tout cas, je fais de mon mieux là où je m’auto-situe et collectivement. Je lutte contre LA culture en terrasses, avec détermination, avec joie.

Est-ce que vous avez noté une cohérence des combats , ou des thèmes qu’on retrouve sur les scènes européennes ?

 

Absolument. En tout cas, sur les scènes européennes qui m’intéressent, et au contact desquelles, j’ai la chance de grandir (sourire). C’est même la conclusion la plus frappante. Dans le contexte d’après crise sanitaire et le prolongement des mouvements #MeToo, #MeTooIncest, « Blacks lives matter », féministes, queer, transféministes ou indigènes, il y a des basculements vers des questionnements similaires. Il y a des circulations de motifs et de formes contiguës inédites et en partage dans les aires européennes et aussi, extraeuropéennes.

Par exemple, en 2023, la phrase « Tu es un moi possible dans le passé. Je suis un toi possible dans le présent… Un océan de mots nous sépare », de la poétesse Lesley-Ann Brown dans la vidéo de Jeannette Ehlers présentée dans le cadre de l’exposition Søsterskap aux Rencontres de la photographie d’Arles peut condenser les pièces Carte noire nommée désir de Rebecca Chaillon et Marguerite : Le feu de l’artiste autochtone franco-anichinabée Émilie Monnet présentées au Festival d’Avignon. Qui elles-mêmes offrent un contrechamp intéressant au spectacle Angles morts de Joëlle Sambi présenté au Théâtre des Doms. Dans des liaisons inédites entre la fiction et le réel, elles se servent de la langue comme muscle. Et de la scène comme « espace de réanimation » du sensible en fabriquant des communautés de témoins mobiles dans des dispositifs safer. Dans une approche intersectionnelle, elles y questionnent la condition des femmes, la (dé)colonialité ou le racisme intégré au gré d’une dramaturgie disruptive, non linéaire qui renvoie elle-même aux sautes de l’Histoire. Et se situe, selon moi, dans l’après-réconciliation, dans l’écart où peut naître aujourd’hui l’agora démocratique.

Autre exemple, « l’être-vrai » pour paraphraser « le dire-vrai » de Michel Foucault est l’une des figures insistantes de la dernière saison écoulée au Théâtre National Wallonie-Bruxelles. Que ce soit dans Pour un temps sois peu de Laurène Marx et Fanny Sintes, Ces enfants là de Virginie Jortay, Daddy de Marion Siéfert ou Jogging de Hanane Hajj Ali, on note effectivement le retour sur soi, à sa vérité vraie, vécue et manifestée, envers et contre les récits globalisants et les violences.

Ou encore, alors que ces dernières années, elle n’était encore qu’un motif isolé dans quelques spectacles, « la fête » est invasive en 2024 au Kunstenfestivaldesarts, entretenant des liens analogiques avec le raving et la tech. Et une rage de danser sans précédent. À ceci près, qu’elle répond à une logique narrative. J’y entrevois l’émergence  de ce que je qualifie de festi-spectacles. Entre autres, dans Respublika de Lukasz Twarkowski, la fête raconte les corps « sans organes » de Deleuze et Guattari, les corps hors-la loi, nomades, qui rejoignent sous la direction du DJ Chaman la communauté sans distinguo, libre. À égale distance, je mesure à quel point déconstruire « LA maison » au sens propre comme métaphorique est important aussi pour des artistes tel.les que Gaia Saitta avec Les jours de mon abandon, Back to Back avec Multiple Bad Things ou Mohammed El Khatib avec La vie secrète des vieux. J’ajouterai simplement et plus précisément qu’iels fabriquent des maisons moins étroites, fondées sur d’autres appartenances et sur des advenir-contact libérateurs.

Il faudrait également souligner la percée fracassante des littératures dramatiques oralisées. Ou celle de l’écologie qui met les artistes en alerte : iels empruntent de plus en plus les chemins du végétal, réarticulant justice climatique et justice sociale. Impossible d’être exhaustive ! Les motifs qui reviennent sur les plateaux sont multiples. Ils sont les contreclés de nos perceptions, de nos désirs et de nos rages. C’est implacablement passionnant ! (Sourire)

 

Entretien réalisé le 9 juin 2024.

Visuel : © TNWB