Avec son exposition Artistes voyageuses, présentée début 2023 au Palais Lumière d’Evian pour sa première étape, le musée de Pont-Aven soulève de nombreuses questions autour de la place des femmes dans l’art dans la société colonialiste française, de la fin du XIXème siècle jusqu’à la seconde guerre mondiale.
Jusqu’à récemment, l’histoire de l’art s’est majoritairement écrite au masculin. Si le talent artistique se distribue pourtant de façon égale entre les sexes, les femmes artistes sont restées ignorées, reléguées aux compositions florales et aux natures mortes. Cet état de fait a-t-il influé sur l’art de celles qui ont choisi de s’imposer comme artistes professionnelles ? Leur regard sur le monde est-il différent de celui des hommes artistes? En se concentrant sur une période de profondes mutations sociales, l’exposition Artistes voyageuses relie l’Histoire et l’histoire de l’art.
La profession d’artiste est longtemps restée l’apanage des hommes. Au début de la IIIème République (1870), les femmes n’avaient pas le droit de suivre les cours de l’Ecole des Beaux-Arts de Paris, de concourir au Prix de Rome ou encore d’exposer dans les mêmes conditions que les hommes. Elles pouvaient se former dans des académies privées telle que l’Académie Julian, mais n’avaient de perspectives d’avenir que dans les arts appliqués ou la peinture en amateur. Rappelons-nous que dans la célèbre école du Bahaus fondée en 1919, les femmes étaient encore généralement cantonnées aux ateliers de création textile.
Mais en cette fin de XIXème siècle troublée, les femmes décident de s’unir pour lutter pour leurs droits. Ainsi, parmi les revendications d’un mouvement féministe naissant, celle de pouvoir accéder aux mêmes métiers que les hommes permettrait aux femmes artistes de vivre de leur art. Si les Beaux-Arts ont ouvert leur formation aux femmes en 1900 et qu’elles ont pu accéder à des bourses de création ou des résidences d’artistes, on constate aujourd’hui que le chemin vers la reconnaissance est encore long. Pour preuve, la grande majorité des œuvres présentées ici sort rarement des réserves de leurs musées d’origine.
Les premières artistes voyageuses suivent leurs maris dans leurs voyages à l’étranger, et s’aventurent peu hors des grands sites ou des stations balnéaires. Par la suite, des bourses leur offriront l’indépendance, tout en restant majoritairement dans les limites de l’empire colonial français. On les suit tout d’abord en Tunisie, en Algérie et au Maroc, dans les traces de la mouvance orientaliste, puis on les retrouve en Afrique subsaharienne (Sénégal, Mali, Madagascar) avec la « négrophilie parisienne » des années 1920, pour enfin explorer l’Asie, et en particulier la péninsule indochinoise. Certaines, comme Alexandra David-Neel ou Léa Lafugie, poussèrent jusqu’au Tibet, atteignant des territoires encore peu accessibles aux occidentaux.
En parcourant l’exposition, on remarque que si les différents styles de ces artistes voyageuses restent assez académiques, les sujets diffèrent de ceux des artistes masculins. En effet, là où les hommes se concentrent sur les grands paysages ou les fantasmes de scènes de hammam, les femmes représentent fréquemment des scènes de la vie quotidienne. En effet, elles nouent plus facilement le contact avec les femmes ou les enfants des pays qu’elles visitent, leur donnant ainsi accès à une certaine intimité du quotidien. Mais ce n’est pas pour autant qu’elles vont remettre en question le système colonial qui les place de fait dans un rapport de domination avec leurs modèles, qui ne se ressent pas dans les œuvres.
Si les œuvres de l’exposition restent relativement neutres vis-à-vis du colonialisme français, certaines artistes telles que Jeanne Thil ou Thérèse Le Prat participent indirectement à le promouvoir par leurs photographies et leurs affiches. En effet, les voyages deviennent de plus en plus accessibles grâce au développement des moyens de transport et le tourisme prend son essor, soutenu par les images publicitaires commandées aux artistes. Les préjugés et les stéréotypes s’enracinent avec l’essor de cet art colonial touristique. Mais la fresque de Marie-Antoinette Boullard-Devé, où les femmes de différentes ethnies d’Indochine se découpent sur fond doré, ou les portraits photographiques de Denise Colomb montrent également un regard plus proche de l’ethnographie qui observe et cherche à comprendre.
Parmi la trentaine d’artistes présentées ici, peu de noms sont réellement connus. En remettant ces femmes artistes sur le devant de la scène le temps d’une exposition, on vient enrichir aussi bien l’histoire de l’art que l’histoire du féminisme et l’histoire de France. Plus la diversité de points de vue sur le monde sera grande, plus l’image qu’on en aura sera dense et éclatante.
Artistes voyageuses – l’appel des lointains (1880-1944)
Du 24 juin au 05 novembre 2023
Musée de Pont-Aven
Visuels :
1-Marie-Antoinette Boullard-Devé, Frise de personnages indochinois (Mnong), 1931. Gouache et huile sur papier, 150 × 302 cm, inv. 75.2012.0.664. Paris, musée du quai Branly – Jacques Chirac. ©musée du quai Branly-Claude Germain © Boullard-Devé Marie Antoinette
2-Geneviève Barrier-Demnati, Figuig, fille3e bleue, début d’après-midi, Maroc, ca 1926-1927. Tempera sur bois, 79 × 58 cm. Association Geneviève et Lahoussine Demnati ©Hassan El Mansourii Rabat
3-Jeanne Thil, Affiche Transsaharienne, ca 1930. Lithographie sur papier, 100 × 62 cm. Collection particulière © Mirela Popa
4- Marcelle Ackein, Bergers au Douar, ca 1930. Huile sur toile, 195,6 × 158,7 cm, inv. 75.15548.1. Paris, musée du quai Branly – Jacques Chirac ©RMN-GP Daniel Arnaudet ©DR
5- Alix Aymé, Jeune Femme à la pomme cannelle, ca 1935. Tempera sur toile, 39,5 × 45 cm. Collection particulière © Mirela Popa