L’année théâtrale s’ouvre sous le signe de la diversité et de l’engagement. Entre grandes fresques historiques, réinterprétations subversives et créations contemporaines percutantes, les scènes parisiennes offrent un kaléidoscope d’émotions et de réflexions. Des amours impossibles de Le Soulier de satin aux tourments du IIIe Reich, en passant par les fantômes des Idoles, voici les spectacles incontournables de ce début d’année.
L’institution continue de faire rayonner Claudel sur scène avec une fresque magistrale, aussi ample qu’inventive. Le Soulier de satin signe les adieux d’Éric Ruf avec une mise en scène fidèle à Claudel, mais audacieuse. Marina Hands et Baptiste Chabauty incarnent l’amour impossible de Doña Prouhèze et Don Rodrigue dans un décor épuré, des costumes de Christian Lacroix et une théâtralité assumée.
Le Songe d’une nuit d’été (Compagnie Point Zéro) revisite Shakespeare dans un spectacle psychédélique et subversif. Entre marionnettes et comédiens, la frontière s’efface, explorant genre, désir et manipulation. Un tourbillon absurde et engagé, à voir pour l’expérimenter.
Lacrima, de Caroline Guiela Nguyen, explore le monde de la haute couture à travers une fresque intime et chorale. Entre Paris, Alençon et Mumbai, la confection d’une robe de mariée royale devient le prisme des oppressions et des secrets familiaux. Grâce à une mise en scène fluide et immersive, la pièce révèle la violence du silence et la transmission des non-dits, mêlant habilement fiction et réalisme social.
Jean Genet livre avec Le Funambule une déclaration d’amour vertigineuse à son amant acrobate, Abdallah Bentaga, dont la danse sur le fil défiait la mort. Philippe Torreton s’empare de ce texte incandescent, entre exaltation et tragédie, pour en révéler toute la puissance poétique. Accompagné d’un musicien et d’un acrobate, il fait résonner la langue-flamme de Genet dans une mise en scène où le verbe, le corps et le risque s’entrelacent en une performance saisissante.
Tête loin des épaules est un spectacle qui mêle humour, introspection et réflexion sociale, abordant avec audace et tendresse la souffrance psychique. À travers l’histoire personnelle de Kristina Chaumont, qui grandit face aux troubles bipolaires de sa mère, cette performance explore des questions universelles : qu’est-ce que la maladie ? Le soin ? Porté par une mise en scène dynamique, le solo invite à la réflexion tout en engageant une quête collective de guérison, d’émancipation et de solidarité. Un moment fort qui s’achève par une sortie en commun, symbolisant le passage vers un espace de réparation et de partage.
Comme tu me vois est un spectacle intime et percutant où Grégori Miège, dans un seul en scène, se confronte à la grossophobie et aux mécanismes invisibles de l’oppression corporelle. À travers son autoportrait, il dévoile les violences ordinaires liées au regard des autres et l’impact sur l’estime de soi. Loin de se limiter à un témoignage personnel, la pièce s’appuie sur des recherches sociologiques pour aborder avec sensibilité et nuance l’humour, le désir et les luttes politiques. Une performance émancipatrice, qui interroge le corps et ses représentations dans nos sociétés.
Dans La réunification des deux Corées, Joël Pommerat explore avec acuité les complexités des relations humaines, abordant l’amour, l’amitié, la parentalité et la solitude. Onze ans après sa création, la pièce conserve une force émotionnelle saisissante, offrant une réflexion subtile sur les nuances du désir et de la folie. Pommerat n’évoque ni idéalisme ni tranchées claires, mais un enchevêtrement de rencontres et de vies qui se croisent, se heurtent et se transforment. Un puzzle théâtral qui bouleverse et questionne les fondements mêmes de nos rapports aux autres.
Dans cette fresque de Bertolt Brecht écrite entre 1935 et 1938, Julie Duclos dissèque la montée du fascisme à travers le quotidien de l’Allemagne des années 1930. À travers une suite de tableaux poignants, la pièce dévoile les compromissions, les silences et la peur qui s’infiltrent dans la sphère intime : une cuisine, un bureau, une chambre deviennent le théâtre de l’oppression. Grâce à une mise en scène axée sur le jeu des comédiens et une scénographie épurée, Grand-peur et misère du IIIe Reich résonne avec une actualité troublante, révélant comment l’Histoire se glisse insidieusement « à nos portes ».
La Question est une adaptation théâtrale poignante du récit d’Henri Alleg, qui témoigne de la torture infligée lors de la guerre d’Algérie. Ce texte, écrit dans une cellule de prison, est un cri d’une rare intensité contre l’horreur de la violence. La mise en scène de Laurent Meininger, sobre et implacable, plonge le spectateur dans l’enfermement mental et physique du narrateur. L’acteur incarne avec une précision clinique et glaciale ce récit, qui refuse tout pathos, offrant une expérience saisissante et nécessaire pour confronter notre mémoire collective et le silence autour des exactions commises.
Christophe Honoré revisite les années sida en rendant hommage à six figures artistiques marquantes : Collard, Daney, Demy, Guibert, Koltès et Lagarce. À travers leurs œuvres et leurs luttes, Les Idoles interroge la manière dont une génération a affronté la maladie, la peur et le désir. Entre théâtre et mémoire, ce spectacle explore la force créatrice face à la disparition, dans une mise en scène vibrante et intime qui pose une question essentielle : comment continue-t-on à danser après ?
Requin Velours plonge dans la reconstruction d’une victime de viol, Roxane, qui, avec l’aide de ses amies Joy et Kenza, cherche réparation à travers le travail du sexe, la fiction et le rêve. Un texte brut et poétique qui aborde avec sensibilité la violence, la sororité et la quête de guérison, mêlant performance physique et émotionnelle pour offrir une vision audacieuse et intime de la réparation.
En collaboration avec l’auteur Guillaume Poix, Lorraine de Sagazan a enquêté pendant quatre ans au sein du dispositif de comparution immédiate. Elle révèle dans une mise en scène castelluccienne l’insupportable injustice de la justice. Pour sombrer dans la folie judiciaire de Léviathan de Lorraine de Sagazan et Guillaume Poix aussi puissant sur le fond que sur la forme, il faudra attendre jusqu’au printemps.
Hécube, pas Hécube revisite la tragédie d’Euripide en la mêlant à un drame contemporain. Tiago Rodrigues met en scène Elsa Lepoivre en mère déchirée dont le fils autiste est maltraité en institution, faisant écho au combat d’Hécube pour venger son fils assassiné. Entre lecture de table et théâtre du réel, la pièce brouille les frontières entre fiction et justice, portée par une troupe d’exception (Podalydès, Corbery, Génovèse…). Rythmé par Otis Redding, ce spectacle intense rappelle que « la tragédie n’est jamais une fiction ».
Visuel Lacrima © Jean-Louis Fernandez