En janvier 2025, le Théâtre de la Concorde explore la thématique « Le coup d’éclat en démocratie ». Du 24 janvier au 1ᵉʳ février, Stanislas Nordey joue dans l’adaptation du livre majeur d’Henri Alleg, La Question (1958), mis en scène par Laurent Meininger. En écho, Myriam Marzouki présente sa pièce Nos ailes brûlent aussi, mise en scène avec Sébastien Lepotvin, qui revient sur les dix ans du Printemps arabe. Cette création est à l’affiche jusqu’au 18 janvier. Ces deux voix interrogent depuis la scène les confins de nos démocraties dans cette Discult qui a été enregistrée au Théâtre de l’Odéon.
Stanislas Nordey : Le texte lui-même est une espèce de description clinique absolument implacable de ces trois nuits passées aux mains des parachutistes français donc c’est aussi la responsabilité de l’État français dans un système de torture organisé qui, à ce moment-là, éclate au grand jour. C’est en ça que le texte, au moment où il est écrit, au moment où il sort, a un impact énorme. Aujourd’hui malheureusement l’écho, je le dis toujours de manière un peu cynique, on va pouvoir jouer ce texte pendant encore des années, parce que ce qui se passe pour Henri Alleg dans cette cellule, c’est évidemment ce qui se passe pour énormément de gens jour après jour. Il le dit lui-même dans le texte, il dit voilà mon histoire à moi est terminée mais elle continue pour tous ceux qui sont autour de moi, qui se battent, qui meurent pour la liberté de leur pays. Donc c’est un texte témoignage qui n’est pas écrit pour le théâtre, mais qui s’inscrit dans une oralité, dans un témoignage qui je pense, au plateau, prend du sens.
Myriam Marzouki : Dans Nos ailes brûlent aussi, le spectacle que je mets en scène, que j’ai co-écrit avec Sébastien Lepotvin, on travaille sur la séquence 2011- 2021, donc après la révolution tunisienne, et le coup d’éclat dont il est question, et qui est finalement le point de départ et le début de notre pièce, c’est lorsque le président dictateur Ben Ali s’enfuit. C’est la première fois que quelque chose de pareil a été observé dans l’histoire. On a déjà vu évidemment des dictateurs mourir, être tués, mais là, lui, il part, il s’en va sous la pression populaire de plusieurs semaines de contestations qui avaient monté depuis le 17 décembre 2010, où un jeune vendeur ambulant s’était immolé, Mohamed Bouazizi, qui est le véritable point de départ de la révolution tunisienne. Donc cette séquence 17 décembre 2010, 14 janvier 2011, c’est le temps révolutionnaire qui inaugure ce qu’on a ensuite appelé les printemps arabes, et dans la pièce, nous on s’intéresse à ce qui s’est passé après, donc après ce coup d’éclat qui finalement laisse le pays lui-même stupéfait d’avoir obtenu ça. Nous, ce qu’on raconte, ce qu’on a inventé comme forme sur la base d’une documentation très rigoureuse, c’est de raconter ce qui se passe après le coup d’éclat, c’est-à-dire comment est-ce que justement on invente, on construit, on fabrique la démocratie dans un pays qui ne l’a jamais connu.
M.M. : C’est justement de ça dont j’ai voulu parler dans la pièce, c’est-à-dire de cet espace-temps totalement inouï, inédit qui s’ouvre, c’est-à-dire que c’est un paysage totalement sidérant qui se découvre pour tout un peuple. Lorsqu’on soulève le couvercle de la dictature qui finalement maintient une société sous cloche, le peuple se découvre lui-même, il se découvre dans sa diversité, il se découvre dans sa conflictualité, il se découvre dans ses aspirations différentes, dans des projets politiques différents. Une fois que ce contre quoi, celui contre qui on s’est battu n’est plus là, il va falloir faire ensemble et c’est finalement ça qu’on a voulu raconter dans la pièce, c’est-à-dire comment on fabrique ce commun, comment on construit quelque chose qui est un pays nouveau et effectivement ça passe par tout un bouleversement émotionnel et c’est vraiment ça qui a été ma ligne dans la conception, l’écriture du spectacle et dans sa mise en scène : ce qu’on ne raconte pas comme un spectacle documentaire par le menu détail, l’exhaustivité des événements. Ce n’est pas un spectacle dans lequel on va apprendre si on ne sait rien mais on va sentir, on va éprouver ce que c’est que l’aventure émotionnelle d’un peuple parce que la révolution c’est un certain nombre d’affects, donc c’est la joie immense, c’est la stupéfaction, c’est l’excitation, c’est quelque chose d’étourdissant. Moi je me souviens de ce qu’étaient les émotions de 2011 qui ont d’ailleurs été partagées par le monde entier et après ce sont d’autres émotions, c’est l’inquiétude, c’est la peur, c’est peut-être la tentation du retour en arrière, c’est la découverte de la division, c’est toutes ces choses qui font que c’est une montagne russe émotionnelle et c’est finalement ça, cette histoire des affects que j’ai voulu raconter dans ce spectacle qui traverse finalement, qui a enregistré peut-être comme un sismographe les intensités émotionnelles qui traversent une société pendant dix ans.
S.N. : Henry Alleg porte une parole qui est la sienne, il dit au tout début du texte que c’est une expérience qui n’a de sens que si elle peut être accordée à tout ce qui se passe autour, à tous ceux qui vivent la même chose et que son expérience n’est qu’un exemple parmi d’autres, c’est la première chose qu’il dit. C’est-à-dire qu’il part du singulier pour parler de nous tous et de nous toutes et de notre rapport à ce qu’on peut, ce qu’on ne peut pas faire dans une situation de révolte, de résistance, cette question aussi de parler ou de ne pas parler. Qu’est-ce qu’il fait ? Henri Alleg, c’était un tout petit monsieur, c’était un tout petit bonhomme, il faisait 1m60, il était en communisme, moi je l’ai rencontré à la fête de l’Huma, c’était un corps absolument fragile. Quand on pense à ce corps-là soumis à la torture par tous les tortionnaires, c’est assez incroyable et comment ça résiste, comment dans la tête il y a quelque chose qui fait qu’on ne parle pas, qu’on ne va pas aller au bout, malgré des séances de torture quand même extrêmement dures, violentes. Comment on arrive à parler de ça ? Ce qui est beau aussi je trouve dans le texte, c’est qu’il ne veut pas en parler à l’aigle au début, il dit que c’est une expérience tellement épouvantable qu’il n’a pas les mots, qu’il ne veut pas en parler, que ça n’a aucun sens et que le seul sens c’est que ça peut peut-être aider à la paix ou au cessez-le-feu que de dire, ça permet que certains puissent entendre, déjà, et que peut-être que si on entend quelque chose se déplace, quelque chose bouge. Et moi, ce que j’aime beaucoup dans le geste, c’est cette espèce de simplicité, une grande simplicité dans la parole, une parole très nue, très dégagée de toute chose qui soit superflue, qui va à l’essentiel, qui décrit sans aucune complaisance. On a fait une adaptation avec Laurent Meininger, très légère, parce qu’on a supprimé, il y avait une séance de torture en plus dans le bouquin et on pensait qu’au passage à la scène, c’était trop finalement, c’est-à-dire quand on lit le bouquin, on peut le poser, et on avait l’impression que la troisième séance de torture n’apportait rien qui avait déjà été dit. Donc, c’est aussi pour ça que le spectacle est court, qui fait 55 minutes et que tout l’enjeu de l’acteur derrière ça, c’est aussi comment on fait pour incarner, ne pas incarner, raconter, mais pas trop être en dehors et en dedans. Si je suis dans quelque chose qui est trop expressif, tout d’un coup, c’est insupportable parce que ça n’a aucun intérêt. Donc, il y a une chose sur l’équilibre qui est très passionnante, je trouve, dans le spectacle et dans la façon dont on sent aussi l’écoute du spectateur, parce que c’est un spectacle où finalement, on est tous confrontés à ça. C’est-à-dire comme cet homme, qui est n’importe lequel d’entre nous, finalement, ça aurait pu être nous, a été confronté à ça. Forcément, pendant le spectacle, en tout cas, c’est ce que disent les spectateurs, ça confronte à moi, qu’est-ce que j’aurais fait ? Qu’est-ce que je n’aurais pas fait ? Est-ce que j’aurais supporté ça ? Qui je suis ? Donc finalement, je trouve que la beauté du texte, c’est que ça renvoie à chacun d’entre nous sur comment on s’engage. C’est une chose de s’engager dans les mots, mais qu’est-ce qui se passe quand on est dans une situation qui n’est pas une situation démocratique ? L’engagement n’a rien à voir, la façon dont on peut faire du théâtre dans une démocratie, dans une dictature, ça n’a rien à voir. Ici, en France, on peut monter des textes en toute tranquillité, quand même, encore, quels qu’ils soient, quoi qu’ils disent, alors qu’on va dans n’importe quelle dictature, évidemment, tous les dés sont changés et les enjeux complètement autres.
M.N. : Elle est très grande, précisément parce que j’ai vraiment tenu à ce que la forme du spectacle soit celle d’un partage d’une expérience sensible. Moi, je pense qu’on peut effectivement entendre des choses au théâtre qui font réfléchir, mais cette réflexion, elle passe toujours par ce qui est proposé au plateau en termes de langue, en termes de production de sensations. Et par exemple, pour moi, le travail de partage d’une sensation est passé aussi par le fait de diriger des comédiens arabophones et de faire un spectacle en arabe dialectal tunisien, et passé par cette expérience de la langue, de jouer entre les deux langues, de laisser aussi l’écoute de certains moments qui ne sont pas sur-titrés et qui ne posent aucun problème de compréhension. Parce que d’une part, il y a ce qui passe en deçà des mots dans les corps, mais aussi parce que, comme beaucoup de langues d’anciennes nations colonisées, il y a une créolisation par le français. On entend sur scène les personnages parler, comme on parle en Tunisie, au Maroc, en Algérie et dans d’autres pays, un arabe qui est en permanence pénétré, tissé de français. Donc, pour moi, il y avait aussi cette idée que l’espace de liberté laissé aux spectateurs, c’est la capacité de comprendre en deçà des mots, de faire l’expérience de cette langue arabe, qui est une langue si importante en France et qui est tellement peu présente dans les productions artistiques et qui est associée bien souvent à des choses déplaisantes. Donc, moi, je voulais aussi qu’il y ait une expérience politique autour de la présence de la langue arabe sur le plateau. Et il y a une part de liberté très grande laissée aux spectateurs pour justement faire cet aller-retour entre ailleurs et ici, il y a dix ans et maintenant parce qu’au fond, ce que les Tunisiens ont expérimenté, c’est-à-dire la difficulté de construire une démocratie, c’est la question qui nous est posée aussi aujourd’hui dans les très vieilles démocraties. La fatigue démocratique qui a saisi très vite les Tunisiens et qu’on raconte dans la pièce. À un moment, la fatigue face à la conflictualité, la fatigue par rapport au risque de la liberté. C’est ce qu’on raconte et c’est ce qui nous pend au nez aussi aujourd’hui, c’est-à-dire que la tentation autoritaire, elle existe dans nos démocraties occidentale et la tentation autoritaire, la tentation du retour à l’autoritarisme, c’est ce que racontent, c’est ce que traversent, c’est ce que vivent les personnages de la pièce, où, à un moment, certains, donc ils sont trois sur scène, incarnent un peu finalement les différentes polarités de la société tunisienne entre conservatisme, progressisme, entre ceux qui regardent en arrière, ceux qui regardent devant, ceux qui regardent vers l’Europe et l’Occident, ceux qui veulent plutôt regarder vers le monde arabe, ceux qui sont pénétrés de religion, ceux qui s’en écartent, etc. Cette tentation autoritaire de dire finalement l’ordre, ce n’est pas mal parce que finalement, on mange à sa faim. C’est quelque chose qui nous concerne aussi aujourd’hui. Donc, je pense que l’espace de liberté laissé aux spectateurs est précisément l’endroit où il y a cette écriture sensible entre les corps et la langue qui permet qu’on ne soit pas simplement dans l’information. Ce n’est pas un spectacle informatif, c’est vraiment une traversée où je voulais faire éprouver ce que c’est que, justement, cette aventure émotionnelle de se retrouver face à une situation politique totalement inédite. Et c’est quelque chose qui ne nous arrive pas depuis longtemps en Europe, la révolution. Certains l’imaginent peut-être, mais en tout cas, on n’y est pas. Là, on a une expérience inédite : c’est ça que je vais vous raconter.
M.M. : Oui, comme catharsis, peut-être que ce n’est pas la référence que j’ai eue principalement en tête. Mais en tout cas, je dirais plutôt que la catharsis, c’est plutôt l’idée de témoignage qui peut-être peut produire la catharsis au bout du compte mais je crois que j’ai vraiment imaginé ce spectacle comme une manière de témoigner de quelque chose qui a été et de témoigner de quelque chose qui a été, qu’on voudrait recouvrir. Parce qu’au fond, la révolution tunisienne a sans doute échoué. Et je ne voulais pas que le spectacle soit un requiem. Parce que je crois que rappeler ce qui a été, comme l’expérience de la torture pour Alleg et qui continue à être encore. Rappeler ce qui a été, c’est-à-dire tenter de construire une démocratie et peut-être avoir échoué. Mais une graine a été semée donc c’est quelque chose qui peut produire des effets de courage ou de re-mobilisation de notre énergie vitale. Moi, je crois beaucoup au fait que le théâtre, même quand il raconte des choses dures, produit quelque chose qui est de l’ordre de la puissance d’agir. C’est-à-dire qu’on peut entendre quelque chose de terrible et en même temps, on peut sortir, malgré tout, comment dire, re-mobiliser dans son existence d’être humain parce qu’on a partagé cette expérience qui a été racontée. Je crois que le fait d’éprouver ensemble que quelque chose est raconté, ça nous met du côté de la vie. Même si ce qui est raconté est dur. En tout cas, c’est comme ça que je conçois le théâtre, qu’il est du côté de la vie, même quand il raconte des choses difficiles. Je crois qu’il y a cette puissance d’agir qui a guidé le travail au plateau avec les acteurs et la conception du spectacle.
S.N. : On est plus que jamais dans la vie. Justement, c’est ça qui est incroyable dans le récit d’Alleg, c’est qu’on est tout à fait dans la vie. C’est-à-dire qu’on est dans une structure de mort, mais on est fichtrement dans la vie. Et au contraire, tous les détails comptent : le regard, il y a ce truc incroyable aussi à un moment donné où, à la moitié du texte, il y a enfin un para qui dit à un autre de lui foutre la paix finalement, il est complètement groggy. Et Alleg dit, c’est la première fois que j’entends quelque chose d’humain depuis que je suis arrivé là. C’est-à-dire qu’évidemment, ce qui est passionnant, c’est aussi ça, c’est ces interstices. Il y a un moment donné aussi, moi, il y a un des moments qui me bouleverse le plus, ce qui est tout simple, c’est qu’il est dans sa cellule, il a été torturé. Une porte s’ouvre, il pense qu’il va être frappé. Il entend deux voix jeunes, de jeunes afflés sans doute. L’un qui dit, « c’est horrible, n’est-ce pas ? » L’autre qui dit, « oui, c’est terrible ». Et puis Alec dit, et il partit. C’est-à-dire que c’est aussi ça, c’est aussi le presque rien. Et la vie, c’est évidemment ça. La vie continue dehors aussi. C’est-à-dire au moment où il se passe tout ça, la vie agit partout, mais en même temps, la mort rôde. C’est ces endroits hors du monde, alors que la vie continue. Il y a tous ces moments aussi où il a la fenêtre, où il voit sur le boulevard des voitures circuler, etc, c’est-à-dire cet écart gigantesque entre ce que lui est en train de vivre et puis la vie qui continue « comme si de rien n’était. » Mais ça, on les a, les images. J’ai écouté Myriam parler, puis on a l’impression qu’avec ce qui se passe en Syrie, le dictateur, c’est quand même dingue. Et puis ces images de gens qu’on a vues, qu’on va chercher dans les prisons, qui ne comprennent pas ce qui s’est passé, qui étaient justement totalement hors du monde, coupés du monde pendant un temps. Non, non, ça continue à vivre. Sur cette question du témoignage, moi j’y crois énormément, je ne crois pas du tout que le théâtre change le monde, je n’y ai jamais cru. Mais je pense que le théâtre, il permet de continuer à penser, de continuer à avoir des vigilances sans cesse c’est-à- dire, quand je vais au théâtre et qu’il s’est passé quelque chose, ça m’aide à penser, ça m’aide à continuer à penser. Et déjà, c’est énorme, ce n’est pas rien. Parce que dans le monde d’aujourd’hui, il y a beaucoup de choses qui ne nous aident pas à penser. Donc tout d’un coup, d’être hors du monde aussi, parce que finalement, quand on va au théâtre, on s’extrait un tout petit temps du monde, il y a quelque chose qui peut encore arriver. Et puis ce truc magique, il y a des gens qui viennent physiquement ensemble écouter une parole. On écoute ensemble aussi. Moi, quand je suis au plateau, sur la question, puisque je suis acteur dans ce spectacle, je sens les gens écouter ensemble. Et ça, c’est un truc énorme quand même. Quand on lit la question, on le lit seul chez soi, là, on écoute ensemble cette parole-là, assis à côté de quelqu’un d’autre dont on sait qu’il écoute, qu’il éprouve, qu’elle écoute, qu’elle éprouve au même moment quelque chose sans doute de complètement différent, mais peut-être quelque chose de semblable. Ce qui est très beau aussi, c’est qui sont ces gens qui viennent, parce que sur la question, une chose un peu étrange, c’est soit des gens assez âgés qui viennent et qui ont souvent un rapport avec ce qui s’est passé, donc il y a des retournements très, très forts après, et puis beaucoup de jeunes gens. Il n’y a pas tellement d’entre-deux. Mais alors, évidemment, ce qui est très beau, moi, j’aime quand les salles sont remplies de jeunes gens, notamment sur ce spectacle-là, parce qu’on s’aperçoit aussi que cette histoire n’est pas racontée. Je pose toujours la question aux jeunes gens en sortant, mais vous étudiez ça, l’histoire, en histoire ? Non, en tout cas, pas comme ça ou pas à cet endroit-là. On a aussi l’impression de faire quelque chose qui n’est pas complètement inutile, d’en faire passer une mémoire, tout bêtement, une mémoire encore vive, parce que là aussi, sur la Tunisie, bien sûr, mais sur l’Algérie aussi, ces plaies-là sont complètement à vif et des deux côtés, puisque les dénis successifs de ce qui s’est passé pendant cette période-là, ils sont à l’œuvre des deux côtés de manière complètement différente.
M.M. : C’est vrai que la question est vraiment inscrite dans le moment colonial. Dans mon spectacle, Nos ailes brûlent aussi, on est dans un moment qui est récent pour nous et donc bien ultérieur à la colonisation, donc je dirais que le propos, l’enjeu du spectacle n’est pas celui-ci. Néanmoins, en revenant à la question de la langue, comme je disais que le spectacle est vraiment joué entre l’arabe et le français, la présence du français dans la langue arabe parlée, donc en arabe, il existe ces deux langues, l’arabe littéraire des textes et puis l’arabe dialectal qui est différent selon les différents pays, mais dans tous les pays du Maghreb, l’arabe est complètement tissé de français. C’est un héritage de la colonisation, c’est-à-dire qu’il y a une trace organique qui est présente dans la langue même avec des choses incroyables que portent les personnages par exemple, c’est-à-dire que les termes français sont accordés en genre ou en nombre en arabe, ils rentrent dans la grammaire et la conjugaison arabe donc cette interpénétration des deux langues, pour moi, c’est le fait que nos nations sont complètement tissées ensemble par cette question-là. Et puis, concernant le propos du spectacle qui est de raconter comment, en disant que la Tunisie a tenté de construire une démocratie et c’est ce que portent les trois personnages de la pièce, évidemment que la construction d’une démocratie dans un pays qui n’a jamais connu que l’autoritarisme est le fruit, s’inscrit dans une histoire coloniale, c’est-à-dire qu’au fond, à la fin du protectorat en Tunisie, il y a eu un moment de… C’est le président Bourguiba qui a été le combattant suprême, comme on dit en Tunisie, mais qui a installé quand même à la fois la Tunisie moderne et qui a posé, qui n’a pas su transmettre le pouvoir de façon démocratique, et la prise du pouvoir par Ben Ali est le résultat de l’autoritarisme de Bourguiba qui lui-même est le résultat du protectorat. Ces histoires-là s’inscrivent dans le long terme. Donc, même si Nos ailes brûlent aussi n’est pas un spectacle qui parle, a strictement parlé de la question coloniale, malgré tout, c’est une manière de faire récit de la manière dont, des deux côtés de la Méditerranée, les destins sont liés et on raconte aussi dans la pièce aujourd’hui la réalité de la Tunisie, c’est-à-dire la fuite d’une grande partie de la jeunesse qui continue à vouloir venir, entre autres en France, un pays qui est saigné à proprement parler de ses forces vives. Cette question, elle est inscrite dans le long terme de nos pays qui sont liés par ce moment colonial. Donc, je pense que le meilleur moyen de faire que cette histoire s’écrive maintenant d’une autre manière, c’est aussi de raconter pour comprendre, de témoigner, de partager, et Stanislas parlait de les réactions du spectateur qui sont très sensibles, très émus par ce qu’ils racontent la question. Je sais que dans la salle, on a eu des gens jeunes et moins jeunes qui ont un lien avec la Tunisie qui sont eux aussi très bouleversés par le fait qu’on raconte des choses qui finalement sont encore trop peu racontées, partagées, écoutées ensemble. On ne change pas la réalité politique mais on permet malgré tout de faire qu’il n’y ait pas que de la violence pour nous réunir, mais aussi des moments d’écoute et de compréhension.
S.N. : Alors, la question, le récit se passe pendant un moment où on est dans un vrai moment de décolonisation, on est en plein dedans, et en même temps, le texte, ce n’est pas le sujet du texte, et c’est ça qui est assez fort dans ce que fait Alleg, c’est-à-dire, le sujet du texte, c’est la question, donc, la torture qui peut advenir n’importe où, n’importe quand, et mettre face à face n’importe qui, finalement. À un moment donné, ils disent que ce lieu de torture n’était pas seulement un lieu de torture pour les Algériens, mais aussi une école de perversion pour les jeunes Français, c’est-à-dire, qu’ils racontent aussi la façon dont certains jeunes soldats appelés Français basculent en quelques jours dans une attitude de bienveillance, à une attitude de folie, finalement, de cruauté, et c’est le paradoxe aussi, un peu, de ce texte-là, qui se situe très précisément historiquement à un moment nodal de l’histoire de la colonisation et de la décolonisation, et qui, en même temps, essaie de construire quelque chose au-delà, c’est-à- dire, de dire quelque chose qui sera encore valable indépendamment de ce contexte-là, avec aussi une histoire, une histoire de la torture, puisque, pendant qu’il est torturé, les soldats qu’il torture font ouvertement référence à la gestapo, disant qu’ils ont tout appris de la gestapo, que c’est formidable, etc. Donc, là aussi, c’est intéressant, parce qu’il y a à la fois une histoire de la torture, une histoire de transmission assez terrible à un autre endroit. Alors, je dirais que la force du texte, elle est aussi dans ce qu’elle dit de l’impunité, aussi, puisque les soldats qu’ils torturent sont nommés, leurs noms sont donnés par à Alleg. Alors, avec le metteur en scène, on a été regarder un petit peu ce qui était advenu de tous ces jeunes qui ont tous été bien sûr amnistiés par les lois d’amnistie, mais qui, au-delà de ça, ont continué à travailler dans l’armée française, ont sauté sur Colvésie, ont eu des croix de guerre, etc. c’est- à-dire qu’il y a aussi derrière ça toute une histoire d’une espèce de crime institutionnel. Donc, pour dire que ça raconte quelque chose de notre histoire de France, de cette période-là, mais beaucoup plus largement. Ça raconte qu’est-ce que c’est concrètement qu’un corps livré à d’autres corps qui en font ce qu’ils veulent, hors du monde, donc, en toute impunité, en toute liberté.
S.N. : Bien sûr, on est en plein dans cette question, mais je crois que la force du texte est aussi qu’il arrive à décoller quelque chose, à opérer une forme de décollement, et par la forme, je pense. Parce que finalement, le texte ne dénonce rien. C’est pas un texte de dénonciation, c’est un texte qui dit ce qui est arrivé concrètement pendant trois jours. Et je pense que c’est peut-être ça. C’est-à-dire qu’à aucun moment Alleg dit ces salauds de Paris, etc. Il ne juge pas, il constate. Il n’y a rien de plus implacable. Finalement, puisque dire déjà, et dire de manière factuelle, il n’est jamais dans la plainte, il n’est jamais dans la revanche. Il dit. Il dit.
S.N. : C’est la langue qui m’anime au théâtre. Par exemple, je n’aurais jamais dit La Question s’il n’y avait pas une langue derrière, ce qui est assez troublant, d’ailleurs, parce que j’ai lu tout ce qu’a écrit Alleg par la suite. Il n’y a pas la même langue, c’est terrible à dire, mais c’est à cet endroit-là, la langue est dans une épure absolue. Évidemment, par les conditions d’écriture, il écrivait sur du papier toilette, il faisait passer à son avocat, etc. donc, il devait être sans doute allé à l’essentiel, etc. Mais il y a une langue, c’est-à-dire que quand Laurent Meininger m’a proposé de dire la question, je connaissais très, très bien le texte. C’est un texte que mon beau-père m’a offert, je devais avoir 12-13 ans. C’est une des choses qui m’a éveillé politiquement, au sens large, quand j’étais gamin. Donc, c’était un texte que je connaissais par cœur, mais j’avais oublié. J’avais oublié que c’était un texte écrit, finalement, que c’était un texte avec une langue et je m’appuie là-dessus. C’est-à-dire, je n’aurais pas choisi de dire ce texte-là si c’était juste pour dire que la torture, ce n’est pas bien. Je ne sais pas comment dire. C’est avant tout la langue et la façon dont il sculpte les mots qui me permet, moi, d’avancer dans le spectacle, et en général, d’ailleurs. Ça aussi, on me dit souvent, vous êtes un metteur en scène engagé, etc. Je suis engagé dans la poésie, surtout. C’est-à-dire que quand je monte Christine Angot, je ne me dis pas au début, je voudrais faire un spectacle sur l’inceste. Qu’est-ce que je peux trouver comme texte ? Quand je lis Le Voyage dans l’Est, ça me fout droit par l’écriture. Et c’est ce qui fait que, tout d’un coup, je décide de le faire. Pour moi, il n’y a toujours que ce chemin-là, à la fois en tant qu’acteur et en tant que metteur en scène. C’est marrant parce que je suis en pleine contradiction. Je suis en train de monter Feydeau. Et pour le coup, c’est un peu autre chose. Bien sûr qu’il y a une langue, mais en répétition, là, parfois, je suis un peu, je suis ravi de le faire. J’avais envie de le faire pour des tas de raisons. Peut-être après Le Voyage dans l’Est, après Au Bord de Claudine Galea, après la question de me dire, tiens, j’ai envie de travailler sur une matière avec de la joie ou quelque chose comme ça. Mais là, il n’y a pas de langue. Il y a une langue différente et ce n’est pas toujours facile dans les répétitions.Dans le spectacle, je m’appuie que là-dessus. Je m’appuie plus sur la langue.
M.M. : Pour moi, c’est un petit peu différent parce que le texte, effectivement, n’est pas une œuvre qui existe. Enfin, le texte n’existe que comme texte de plateau. Il a été écrit pour le spectacle et dans Nos Ailes Brûles aussi. J’ai aussi développé une écriture dans laquelle les mots sont tissés, d’écriture musicale, d’une direction chorégraphique, de l’interprétation. Mais j’ai évidemment comme conviction et comme animation de désir la question de la spécificité de ce qui se passe au théâtre par rapport au cinéma, par exemple c’est-à-dire qu’il y a une qualité de la parole à laquelle je tiens énormément. Et c’est vrai que je suis assez mal à l’aise souvent avec des formes de théâtralité qui se développent aujourd’hui où il y a un appauvrissement de la langue au plateau, une forme de parler ordinaire qui me met à un endroit que je n’aime pas tellement au théâtre. Et j’aime effectivement l’idée qu’il y ait une qualité de la prosodie, un jeu sur la musicalité de ce que peut être la langue comme outil poétique. Et j’ai commencé effectivement le théâtre en adaptant des œuvres de poètes contemporains. Alors, Perec pour ceux qui étaient déjà morts lorsque j’ai mis en scène ces spectacles, mais des auteurs comme Jean-Charles Massera, comme Nathalie Quintane, comme Véronique Pittolo. Donc j’ai voulu travailler d’abord au théâtre parce que j’avais des textes qui étaient des ovnis, des objets inclassables entre la poésie contemporaine et l’essai. Et maintenant, je vais avec le dramaturge Sébastien Lepotvin, avec qui je travaille, vers l’écriture de nos spectacles. Mais même si nous écrivons nos textes, nous les écrivons avec vraiment l’idée qu’il y a un sens qui n’est porté que par la qualité poétique de ce qui est proféré. Et j’embête beaucoup mes acteurs, par exemple, sur la question des élisions. Je n’aime pas l’élision au théâtre, par exemple. J’aime quand tout est articulé, quand tout est prononcé. Et c’est vrai qu’il y a une qualité de la parole qui me semble être liée au temps qu’on peut prendre aussi pour dire les choses au plateau. Il y a une parole théâtrale qui n’est pas celle de l’efficacité immédiate, mais qui est celle qui laisse passer aussi le silence, le regard. Et donc, évidemment que la question de la langue, elle est primordiale. Ça ne veut pas dire qu’elle exclut d’autres langages. Moi, je vais de plus en plus vers un tissage d’une écriture musicale et d’une écriture visuelle dans les spectacles que je mets en scène. Mais évidemment que tout ça, c’est de la langue, c’est de l’écriture. Et c’est donc une parole spécifique. C’est Ponge qui disait que la poésie, c’est « secouer la suie des paroles ». J’aime bien cette idée qu’on secoue la suie du langage ordinaire pour avoir un langage qui n’est pas forcément un langage complexe. Effectivement, il peut y avoir une qualité d’écriture qui est celle de la simplicité, de la sobriété, que moi, j’aime beaucoup dans l’écriture. Mais justement, c’est une qualité poétique. Arriver à cette clarté de la langue, c’est un effort d’écriture. Ça n’est pas le langage ordinaire. Je pense que oui, on a cette chance de pouvoir, ce luxe de pouvoir travailler cette parole-là au théâtre.
S.N. : Je sais que je m’étais posé la question au moment où j’avais monté Qui a tué mon père ? de Édouard Louis. Alors, d’une manière un peu paradoxale, je venais d’être nommé directeur d’un théâtre national. C’était Emmanuel Macron qui était président de la République. Et le texte de Édouard Louis disait « Emmanuel Macron est un assassin ». Donc, je ne m’étais pas posé la question moi, mais j’avais senti que dans le théâtre, les gens se la posaient pour moi et j’avais senti une forme d’inquiétude, « est-ce que de dire ça, ça va pas, etc ». Et c’est à ce moment-là que j’étais revenu à cette chose, on est dans une démocratie. Aujourd’hui, on peut dire sur la scène du théâtre national de Strasbourg, « Emmanuel Macron a tué mon père, c’est un assassin, il nous arrivera rien ». Donc, j’ai l’impression que, franchement, en France aujourd’hui, c’est difficile, de mon point de vue, de pouvoir s’interdire quoi que ce soit. Si, les endroits où je réfléchis beaucoup aujourd’hui, c’est par rapport à tout ce qui se passe autour de la libération de la parole, de tout ce qui se passe avec MeToo, qu’est-ce qu’on dit, comment ça va être entendu, la question de ne pas blesser, la question de… Je prends un exemple, là, on monte l’hôtel du libre-échange, il y a une réplique, il arrive, il se met de la suie sur le visage et la jeune femme dit : « Dieu, un nègre ». Voilà, question. Pas question de « il faut le faire, il ne faut pas le faire, ça va être mal vu, mal pris », mais question intéressante et passionnante de qu’est-ce qu’on dit, qu’est-ce qu’on ne dit pas, est-ce qu’on peut encore tout dire, est-ce qu’il faut revisiter un certain nombre de choses ? Alors, en même temps, je travaille toujours, la plupart du temps, sur des écritures contemporaines, donc ça se passe un petit peu moins, mais je pense que là, il y a des vraies belles questions, je dirais, en cours. Je dirais que parfois, moi, je peux être inquiet, dans le sens de pas tout à fait tranquille sur ces endroits-là, plus que sur… Tiens, je ne vais pas me permettre de dire ça, parce que moi, personnellement, sur ces questions d’autocensure, je n’ai pas trop de questions.
M.M. : Comme Stanislas je ne me suis jamais sentie interdite de parler de certaines choses, et je ne pense pas avoir été, dans ce moment, d’autocensure. Après, je pense qu’on est dans un moment où, de toute évidence, nous sommes dans une situation incomparable avec les dictatures réelles, mais des menaces pèseront peut-être, ou commencent peut-être à peser, par exemple dans le choix de certaines directions, sur certains textes, etc. Je ne parle pas à leur place. En ce qui me concerne, moi, en tant que metteur en scène, je pense qu’effectivement, l’endroit où on pourrait paradoxalement ne pas être dans l’autocensure, mais plutôt dans un désir de modifier certaines choses, parce qu’on n’a plus envie de les dire, je trouve que c’est plutôt ça qui est le moment dans lequel on est. Je rejoins Stanislas sur les questions, à la fois de discrimination raciale ou de discrimination de genre. Sur la question du répertoire, par exemple, moi, j’ai plutôt envie d’interroger la capacité, la possibilité de dire encore certaines choses, en me demandant, oui, mais alors qu’est-ce qu’on fait si on cesse de dire certaines choses ? Est-ce qu’on va censurer, nettoyer les œuvres ? Je travaille de plus en plus à l’opéra depuis quelques années, et je suis confrontée à la question de comment est-ce qu’on fait avec certaines paroles d’un certain livret, sur la question des personnages féminins, mais aussi sur la question raciale. Je lisais récemment le livret d’un opéra de Strauss dans lequel il y a un négrillon, dans « Le chevalier à la rose », il y a un personnage, c’est le négrillon. Qu’est-ce qu’on fait ? Ce n’est pas possible aujourd’hui d’avoir encore un personnage qu’on appelle le négrillon, et il en va de même pour Don Giovanni à un moment. Il y a quand même un personnage qui dit, mais bats- moi, bats-moi, frappes-moi. Donc, une femme qui dit, elle dit aller pour elle-haut, bats-moi. Qu’est-ce qu’on fait de ça ? Est- ce qu’on le dit et on le joue autrement ? On l’a quand même dit. Je trouve que le moment est plutôt intéressant par rapport à notre liberté d’agir ou de ne pas agir sur les œuvres, sur le sens qu’on veut donner, et ça pose des tas de questions. Il n’y a pas de réponse simple, mais je trouve plutôt la liberté d’interroger des choses qu’on n’interrogeait pas avant. Je dirais pour l’instant pas d’auto-censure et plutôt la capacité à peut- être… La tentation peut-être de censurer des choses, mais on ne veut pas censurer, mais en même temps, il y a des choses qu’on ne peut plus dire ou qu’on ne veut plus dire. Je suis plutôt à cet endroit au travail sur notre responsabilité à continuer à dire ou à ne pas dire certaines choses.