En 2017, Julie Timmerman crée une pièce à partir de la figure du neveu de Sigmund Freud, Edward Bernays. Ce génie de la publicité était capable de vendre tout à n’importe qui, même et aussi quand c’était aussi nocif que le tabac. Huit ans après, alors que les chantres de la post-vérité sont au pouvoir, Un démocrate revient tel qu’en lui-même au Théâtre de la Concorde. Indispensable et à réserver dès maintenant pour le mois d’avril.
Je travaillais il y a une quinzaine d’années sur Orwell et la manipulation du langage. En lisant divers ouvrages sur la propagande de masse, je suis tombée par hasard sur Propaganda d’E.Bernays. La préface donnait à lire une biographie succincte de Bernays, et j’ai été immédiatement frappée par le caractère romanesque de sa vie. Il paraissait être déjà un personnage de théâtre : il a vécu 103 ans, a travaillé pour plus de 400 clients, a fait fumer les femmes, a vendu des présidents comme on vend du savon, a fait un coup d’État en Amérique centrale avec la CIA. Il «créait des désirs» et a été l’un des artisans les plus redoutables de la société de consommation. Goebbels lisait ses livres mais Bernays s’est toujours proclamé démocrate. Sa vie et son œuvre éclairent de nombreux aspects du monde contemporain.
Aujourd’hui, les héritiers de Bernays sont les spin doctors qui s’occupent des campagnes électorales ou commerciales, qui font et défont les réputations, qui lancent de fausses rumeurs sur les réseaux sociaux, qui utilisent l’IA pour diffuser des mensonges crédibles et pèsent sur toutes les grandes décisions que prennent les gens au cours de leur vie. Il faut bien reconnaître que les « maîtres du monde » aujourd’hui sont ceux qui maîtrisent le mieux les outils de communication.
J’ai toujours pensé que Bernays était comme un joueur de casino. Ce qui l’intéresse, c’est de prendre des risques, de tenter des choses et de voir ce qui en sort. La vérité elle-même ne l’intéresse pas beaucoup. Bien sûr, il doit convaincre le public qu’il est du côté de la vérité – et peut-être par moments finit-il par le croire. Mais chez lui, ce n’est pas le centre. Le centre, c’est de jouer avec les masses et de voir quel genre de pouvoir on peut avoir sur elles. Quand il organise un grand bal vert dans un hôtel très chic de New York, afin de mettre la couleur verte à la mode, et que la vente des paquets de Lucky Strike (verts, justement) augmente dans les jours qui suivent, il doit ressentir une satisfaction de l’ordre du plaisir sexuel. Manipuler les masses et voir que ça marche, c’est comme une drogue, pour lui.
Oui, la forme brechtienne (sobriété de la mise en scène et de la prise de parole) est la forme la plus limpide que j’aie trouvée pour raconter cette histoire. Devant l’enfumage, il faut de la clarté. Ce spectacle n’est pas seulement un cri de colère, mais souhaite véritablement donner des outils pour penser le monde, et peut-être le faire évoluer. En développant la pensée critique – et le théâtre est un lieu où l’on entend mieux les choses parfois qu’à la télévision ou dans des débats – on est mieux armé pour décrypter le monde.
Le texte n’a pas changé d’un iota depuis 2016. Et je tiens fort à cela, car je ne veux en aucun cas réagir à chaud à l’actualité. Le public est assez grand pour tirer les fils lui-même. La force de cette histoire, c’est qu’elle est absolument inattaquable : il y a des documents d’archive, déclassifiés, sur le coup d’État au Guatemala par exemple, ce qui me permet de renvoyer dans les cordes tous ceux qui pourraient m’accuser de complotisme. Ce n’est pas un spectacle partisan, je ne veux rien dire qui soit sujet à caution. Je ne veux énoncer que des choses vraies et vérifiables par tout un chacun. Je me suis documentée pendant trois ans pour écrire cette pièce, j’ai lu en français, en anglais et en espagnol. Je ne vais pas saper ce travail de fond en introduisant dans le texte des éléments contemporains qui pourraient paraître faibles à côté du reste, et sur l’analyse desquels je pourrais avoir ensuite le sentiment de m’être fourvoyée. C’est le danger quand on écrit sur l’actualité. Mon choix est de parler du passé pour éclairer le présent. Il est fascinant de penser que dès les années 20, Bernays commençait à comprendre qu’il devait se renseigner sur le public, prendre des notes sur les conversations entre les gens, leur façon de s’habiller, leurs habitudes… afin de mieux les manipuler : «Les données seront la nouvelle richesse, le nouveau pétrole», dit-il dans le spectacle.
Mais vous avez raison, certaines répliques résonnent très fortement aujourd’hui. La situation du président Arbenz au Guatemala, qui fait face à l’invasion de la grande puissance que sont les États-Unis, est un écho percutant à ce que vit le président Zelensky en Ukraine aujourd’hui. Des phrases comme « La vérité, c’est ce qu’on croit qui est vrai » ou encore « Le réel n’existe pas. Seuls existent les événements sur lesquels on communique » font évidemment penser aux tweets quotidien dont Trump bombarde le public.
Nous le savons tous : nous vivons dans un monde de fake news, de fables, de contre-vérités. Or, le mensonge, l’illusion, raconter des histoires, c’est justement notre métier, au théâtre. Le spectateur vient pour qu’on lui raconte des histoires, il est consentant, conscient et bien sûr avide d’histoires, il nous demande, à nous, acteurs, de lui en raconter de belles. Mais quand le monde dans lequel nous vivons, notre réalité, devient un mensonge, une fiction, je crois qu’il appartient au théâtre (terrain de jeu et de fiction) de rétablir la vérité.