Au Théâtre du Rond-Point à Paris, le chorégraphe et danseur Hillel Kogan, accompagné de la grande flamenca Mijal Natan, revient avec une proposition désopilante et gracieuse dont lui seul a le secret. Au cœur du spectacle : le flamenco, dont il fait le point de convergence de sa vision singulière du monde.Sur les planches jusqu’au 17 novembre, ruez-vous !
Après le succès international de sa création contemporaine de 2013, « We Love Arabs », qui continue de tourner, le danseur israélien, aux côtés de la fine fleur du flamenco contemporain : Hillel Kogan, prouve avec humilité qu’il a inventé un genre. Avec le soutien du festival Curtain Up, « Thisispain » déboule au Festival Off d’Avignon de 2023 en grande pompe. Le chorégraphe et l’incroyable flamenca germano-israélienne Mijal Natan, forme un duo maso-clownesque, pousse dans ses derniers retranchements, avec tendresse et ironie, une danse édifiée sur une tradition qu’on croyait immuable. Il s’inscrit en faux, déglingue les us et coutumes, touche à cœur les certitudes, laissant place à l’absurde… Et fait émerger un corps nouveau dans un flamenco plusieurs fois centenaire.
« Thisispain »… Tenter de l’étiqueter, de le cartographier ou simplement de l’affilier serait trahir tout l’enjeu de la dramaturgie contemporaine et reconnaissante envers ses ascendances multiculturelles qu’incarne cette proposition. Salle Jean Tardieu, au cœur du Rond-Point. Mijal Natan attend son public de pied ferme, frisson, dès la première seconde. Scénographie minimale pour un ressenti maximal, regard perçant, menton levé et bras enlevés, elle tape le parquet de son soulier, met tous les spectateurs à sa botte tant elle tient le cadre dans une puissance ascensionnelle : frappement de pointes, coup de talons… Elle saisit la pomme, la porte à sa bouche, la jette. Puis, ses mains brisent le cadre, elle fait résonner l’écho inimitable du flamenco, paumes creusées, paumes rassemblées — déplacements ciselés, son regard toujours planté en chacun vient chercher aux tripes. Ça commence à peine que le public est déjà scotché. Là, Hillel Kogan fait son entrée.
Mur rouge écarlate, seul « PAIN », projeté en noir. Mijal Natan est assise sur un des deux tabourets orientaux. Hillel, chaussé comme un caballero se lance dans un monologue, un de ceux qui vont ponctuer l’ensemble du spectacle. Tout y passe, la guerre civile d’Espagne avec les loyalistes anarchistes d’un côté, Franco et le nationalisme de l’autre ; les velléités d’indépendance de la Catalogne — « 1492, qui sinon Ferdinand et Isabelle qui ont envoyé Christophe Colomb sur son navire pour découvrir l’Amérique ?! Avec l’argent des juifs ! » … une liste non exhaustive de tout ce qui évoque « l’Espagne » aux occidentaux : Penélope Cruz, Almodóvar, le cubisme avec Picasso : « un monstre, une ordure, un coureur de jupons, un homme qui hait les femmes « seul un cerveau misogyne, tordu, peut dessiner les femmes avec les yeux là, le nez là bas… Le cubisme a détruit la beauté, il faut se l’avouer ». » Kogan questionne en trois langues : français, anglais et espagnol, évidemment, les préjugés et les réflexes individuels et collectifs de toute nation, de tout à chacun.e. La figure du « macho », mal interprétée par « le bobo parisien déconstruit » (les sexagénaires en nombre dans la salle rient…), est mise à l’honneur. La bonne bouffe espagnole, les belles madrilènes, l’Andalousie et sa douceur de vivre – « Que serait le monde sans ces personnes, ces contributions ? »
Tout le monde en prend pour son grade et on en redemande. Les français « qui savent tout mieux que toi sur toi-même — tout, sauf l’anglais ». Les américains pour qui, il est inconcevable de s’adonner à ce qui fait figure d’institution dans les imaginaires et en pratique en Espagne : la sieste ; leur peur panique de perdre un client « Mais qu’est ce qu’on s’en fout de perdre un ou deux clients ? », lâche-t-il. Les Gitans, malmenés. Les juifs, expulsés à toutes les époques. La course au passeport européen de nombreux israélien est évoquée, Mijal, germano-israélienne se fait railler par son comparse. A mesure que se décline la liste des fondements géographiques, ethniques – arbitraires et discutables sur lesquels nos sociétés se sont fondées, le duo se dénude. Il dévêtit le public de ses propres préjugés, ceux que l’on chérie autant qu’on les abhorre. Avec humour, et quel meilleur moyen, il souligne l’absurdité d’une humanité qui souffre de ne pas savoir se tenir droite, sans se définir, en se compartimentant, se géolocalisant, dans un geste initial de sécession, quand la somme de ce qui rassemble cette humanité est bien plus ample.
Les clichés sur l’identité de genre fusent, l’intime est ramené au même niveau d’importance que la question identitaire dans sa dimension géopolitique. Le duo se délie sur l’orientalisante Carmen créée en 1875 par le compositeur Georges Bizet (adaptation d’une nouvelle du même nom de Prosper Mérimée, 1803-1870), une chorégraphie tout en langueur et en travestissement. En mouvements classiques et atypiques, Kogan et Natan se mettent dans des peaux qui sont en partie les leurs, mais pas totalement. C’est sans irrespect, bien que ça balance, que le danseur interroge les notions de localité, de tradition… le flamenco qu’on goûte ici, met à mal l’immobilisme de ces vielles avachies. « PAIN », « Non, non, c’est pas le pain, c’est pas la baguette ! ». Pain, la douleur, la douleur comme racine arrachée, origine du flamenco. Hillel chante en espagnol, écarlate d’avoir scandé plus d’une heure, la jugulaire sur le point d’exploser. « Qu’est-ce qui compte vraiment ? », se demande-t-il, comme un sale gosse qui feint de ne pas avoir déjà réfléchi à la question. Il mime le drame, il parodie le tragique jusqu’à épuisement finissant par ramper sur la scène. La chair… les chairs bigarrées qui composent l’humanité. L’identité, le genre et la filialisation, sans cesse chamboulées et augmentées par de nouvelles amours. On arrête pas le progrès.
La lente mise à mort de nos idées préconçues. La non mise à mort du taureau à la fin du show, un taureau de jupons et de sueurs. Tous les jupons, toutes les sueurs ont la même odeur. La douleur humaine est transfrontalière et nous ne sommes pas seulement nos frontières et nos sangs. Les deux artistes, dans une succession de tableaux, de solos et d’interludes, évoquent leur généalogie, leur métissage. Hillel Kogan assène, sans jamais vraiment blesser, des certitudes qu’on croyait immuables. Envoie se faire foutre le communément admis. Le couple, ne fait plus qu’un dans des chimères à aller voir en vrai. Foncez ! Drôle et intense, « Thisispain » est une alternative à la saisissante face au replis sur soi, parfois utile mais souvent délétère. Fin du show… Le « PAIN », s’allège dans le fond et dans la forme alors que «This is », se hisse. Il n’y a pas de morale, il n’y a que le mouvement, les gestes du flamenco, la marche d’un monde absurde qu’on ne peut empêcher.
Pièce chorégraphique de Hillel Kogan Avec Mijal Natan et Hillel Kogan Dramaturgie Yael Venezia Direction artistique Laetitia Boulud Lumières Nadav Barnea Conseil musical Yael Horwitz Adaptation française Noémie Dahan Photo Laetitia Boulud Direction technique Thomas Roulleau-Gallais Son Simon Auffret Production Hillel Kogan Drôles de Dames Diffusion DdD Soutiens Curtain Up Festival, ministère israélien de la Culture, Art Council of Israeli Lottery Création en 2022 au Curtain Up Festival, Israël